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Démocratie et contrôle

Images diffusées par Google Earth

Qui contrôle qui ?

 

« Les systèmes et les idées qui développent les logiciels viennent de nous. La culture de leurs fabricants est l’ADN des machines. Ces technologies optiques déclenchent une série d’impulsions qui nous parcourent profondément. Les pulsions de surveillance, de suspicion, de contrôle. Mais aussi les pulsions de révélation, de critique, d’observation. » M. Henner

 

Les photographies de la série Feedlots ont été réalisées entre 2011 et 2013 par Mishka Henner à partir d’images diffusées par Google Earth. Depuis le lancement en 2005 de ce logiciel gratuit, les débats autour de la notion de surveillance ont pris une nouvelle dimension : les images satellitaires, outils indispensables de l’espionnage entre états développés pendant la Guerre froide, sont maintenant à la disposition de la société civile. « Je  voulais travailler avec les images satellites, les mêmes que celles utilisées par ceux qui dirigent le spectacle mondial. » Surveiller n’est donc plus seulement l’attribut du pouvoir dominant, c’est une activité qui permet dorénavant à tout un chacun de se déplacer virtuellement sur le globe, de satisfaire sa curiosité et d’assouvir sa volonté de contrôle. Alors, qui surveille qui ?

 

Photographier un feedlot est interdit

Pour créer les photographies de la série Feedlots [parcs d’engraissement], Mishka Henner ne s’est pas contenté des vues proposées gratuitement par Google Earth mais a souscrit un abonnement « Pro » (aujourd’hui libre). Cela lui a permis de zoomer davantage et surtout d’enregistrer les fichiers en haute résolution : on pourrait presque compter les bœufs présents dans chaque enclos. Le seuil de visibilité des images satellitaires marque en effet la différence entre une image dont la précision peut être utile pour l’espionnage et une simple vue « touristique ». Les photographies des parcs d’engraissement, comme de tout site consacré à l’agroalimentaire, sont interdites aux États-Unis sans l’accord du propriétaire. Les lois adoptées depuis le début des années 2010 – Ag Gag laws, dont la genèse remonte à 1990 – ont par exemple permis l’arrestation de George Steimetz, un photographe de National Geographic qui réalisait en 2013 le survol d’un feedlot au Kansas. Néanmoins, Mishka Henner n’a jamais été condamné puisqu’il récupère des images disponibles en ligne, diffusées par un logiciel américain gratuit : il n’a donc techniquement pas pris la photographie et se place ainsi dans un vide juridique.

 

Réglementer la production et l’utilisation des images satellites est impossible

Selon les géographes Samuel Challéat et André Lacerneux, tenter de réglementer la diffusion des images satellites, s’avère être une opération impossible face à la multiplication internationale des sources de diffusion et à la conservation sur le réseau des images, même effacées des sites. De plus, essayer de dissimuler certains sites « sensibles » revient finalement à les pointer davantage, comme le montre parfaitement la série Dutch Landscape de Mishka Henner : pour cacher les détails des installations vulnérables, le gouvernement néerlandais impose un camouflage opaque graphique et coloré qui, paradoxalement, attire l’attention et localise.

           

Big Brother n’existe pas, il est partout

Les États comme les particuliers sont donc soumis à la prolifération des regards mécanisés : Google Street View fait écho à la profusion des caméras de surveillance, Google Earth aux images des satellites espions. « Big Brother n’existe pas, il est partout », résume le philosophe Dominique Quessada lorsqu’il interroge Éric Sadin, auteur de Surveillance globale, paru en 2009. Bien plus qu’un regard émanant d’un super pouvoir unique – fantasme paranoïaque ancestral – la surveillance et le contrôle résultent d’une multiplicité de technologies et de buts différents. Si les deux penseurs ne minimisent absolument pas l’impact de la multiplication des outils d’observation, ils la considèrent comme un « indicateur tactique », expression du théoricien Michel Foucault en 1978 : il s’agit bien d’un symptôme qui caractérise notre société de contrôle, néanmoins son efficacité est à nuancer.

 

Désir de contrôle

Dans « De la société de contrôle au désir de contrôle », le développeur et web-designer Alexander Mahan traite du succès considérable des logiciels gratuits d’observation, comme de celui de la société de l’information en réseau. Il les explique par le fait que la société civile a intériorisé le fantasme d’une libération associée au rêve de TOUT voir et de TOUT savoir. C’est bien parce que nous avons le désir de contrôler que se sont répandus ces outils avec l’assentiment quasi généralisé.

 

L’art comme révélateur de l’absurde

L’art a tourné en dérision ce désir panoptique. Jill Magid a fait des caméras de surveillance un outil de travail. Dans Evidence Locker [Dossier de preuve, 2004], elle envoie, en échange de votre adresse mail, les vidéos de ses déambulations dans les rues de Liverpool, simple suite absurde de séquences filmées par des caméras de police. Trevor Paglen, qui utilise des objectifs photographiques ultra-puissants, des drones, réalise un travail subtil sur le secret. Comme il l’explique, ses œuvres « n’aident pas à comprendre les affaires, elles aident à comprendre que nous n’y comprenons rien. Il ne s’agit plus de savoir comment extraire du sens des éléments qu’on nous donne ou qu’on nous cache mais d’essayer de mettre en avant l’état d’incomplétude de l’information qu’on nous livre et le sentiment de confusion par rapport à l’information dans lequel les hommes politiques nous plongent. » Taryn Simon, photographe américaine, dans sa série An American Index of the Hidden and Unfamiliar (2007), photographie des lieux interdits aux États-Unis, par exemple dans les domaines de la médecine, de l’armée ou de la religion : elle efface ainsi la séparation entre accès refusé et autorisé, comme lorsque Mishka Henner réalise ses vues de Feedlots.

En récupérant les outils d’observation, en les pointant sur les lieux relevant du secret, en interrogeant les tentatives de surveillance et de contrôle, ces artistes éclairent doublement notre culture : d’un côté, ils nous montrent ce que nous ne sommes pas censés voir et nous poussent ainsi à tenter de comprendre les raisons de ces interdits ; de l’autre, ils nous rappellent que ces outils, diabolisés car issus du rêve policier, restent des produits attrayants, largement utilisés par la société.

 

Pour aller plus loin

  • Dans « Beyond Google », l’écrivain Ariel Kyrou et le professeur de sciences économiques Yann Moulier Boutang donnent des pistes pour « comprendre Google et l’importance qu’il a pris dans nos vies quotidiennes ».

  • En 1987, dans « Qu’est-ce que l’acte de création ? », le philosophe Gilles Deleuze explique ce qu’est la société de contrôle. Elle repose sur les outils technologiques de diffusion de l’information, contrairement à l’art, un acte de résistance.

  • Entre 2001 et 2002, Thomas Levin, professeur à l’Université de Princetown, a organisé l’exposition « Rhetorics of Surveillance from Bentham to Bigbrother ». La page dédiée à l’événement offre un riche catalogue d’artistes ayant exploré cette thématique.

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