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David HUME (1741) “Essai sur la superstition et l’enthousiasme” Traduction originale de M. Philippe Folliot, Professeur de philosophie au Lycée Ango, Dieppe, Normandie. 15 janvier 2010. Un document produit en version numérique par Philippe Folliot, bénévole, Professeur de philosophie au Lycée Ango à Dieppe en Normandie Courriel: philippefolliot@yahoo.fr Site web: http://perso.wanadoo.fr/philotra/ Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/ Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle: - être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. 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[Autorisation formelle accordée par mon ami Philippe Folliot, professeur de philosophie et traducteur, de diffuser cette traduction, le 10 janvier 2010.] Courriel : philippefolliot@yahoo.fr Site : http://pagesperso-orange.fr/philotra/essai_superstition.htm Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition numérique réalisée le 11 janvier 2010 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada. Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 4 Table des matières “Essai sur la superstition et l’enthousiasme”. Traduction de Philippe Folliot, 15 janvier 2010. “Of superstition and enthusiasm”. by David Hume (1741) Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 5 David Hume, “Essai sur la superstition et l’enthousiasme”. Traduction de Philippe Folliot, 10 janvier 2010. Retour à la table des matières (75) 1 La corruption des meilleures choses produit les pires. 2 Cette phrase est devenue une maxime qui est généralement prouvée, entre autres arguments, par les effets pernicieux de la superstition et de l’enthousiasme, les corruptions de la vraie religion. Ces deux sortes de fausse religion, bien que toutes les deux pernicieuses, sont pourtant d’une nature très différente et même d’une nature contraire. L’esprit humain est sujet à certaines terreurs et appréhensions inexplicables qui viennent soit de la situation malheureuse des affaires privées ou de l’état malheureux des affaires publiques, soit d’une mauvais santé, soit d’une disposition sombre et mélancolique, soit du concours de toutes ces circonstances. Dans un tel état d’esprit, on redoute une infinité de maux inconnus apportés par des agents [eux-mêmes] inconnus et, quand les véritables objets de terreur font défaut, l’âme, agissant contre elle-même et nourrissant son inclination prédominante, trouve des objets imaginaires ayant un pouvoir et une 1 Les pages indiquées sont celles de notre édition de travail. (NdT) 2 Nous avons travaillé sur l’édition Henry Frowde, Edinburgh and Glasgow, 1903,1904 et nous utilisons les italiques indiquées par cette édition. (NdT) Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 6 malveillance auxquels elle ne met pas de limites. Comme ces ennemis sont entièrement invisibles et inconnus, les méthodes prises pour les apaiser sont également inexplicables et consistent en cérémonies, observances, mortifications, sacrifices, présents ou en toute autre pratique, quelque absurde ou frivole qu’elle soit, que des fous ou des escrocs recommandent à une crédulité aveuglée et terrifiée. La faiblesse, la peur, la mélancolie, liées à l’ignorance, sont donc les véritables sources de la superstition. (76) Mais l’esprit humain est aussi sujet à une élévation et une présomption inexplicables qui viennent d’un heureux succès, d’une santé florissante, d’un caractère fort ou d’une disposition hardie et confiante. Dans cet état d’esprit, l’imagination s’enfle de grandes mais confuses conceptions auxquelles aucune beauté ni aucune jouissance sublunaires ne peuvent correspondre. Toute chose mortelle et périssable s’évanouit, comme indigne d’attention, et une pleine latitude est donnée à la fantaisie dans les régions invisibles, dans le monde des Esprits où l’âme est libre de se livrer à toutes les fantaisies qui conviennent le mieux à sa disposition et à son goût présents. De là naissent des extases, des transports et de surprenantes envolées de l’imagination et, la confiance et la présomption augmentant encore, ces extases, étant totalement inexplicables, semblent entièrement audelà des facultés ordinaires et sont attribuées à l’inspiration directe de l’Être divin qui est l’objet de dévotion. En peu de temps, la personne inspirée en vient à se regarder comme une favorite de la Divinité qui l’a distinguée et, une fois que cette frénésie – qui est le sommet de l’enthousiasme – a pris place, toute bizarrerie est consacrée, la raison humaine et même la moralité sont rejetées comme des guides fallacieux. Le fanatique dément se livre aveuglément et sans réserve aux prétendues effluves de l’Esprit et à l’inspiration venue d’en haut. 3 L’espoir, l’orgueil, la présomption, une imagination brûlante, liées à l’ignorance sont donc les véritables sources de l’enthousiasme. 3 « (…) les propos incohérents des fous, qu'on supposait possédés par un esprit divin, laquelle possession était nommée enthousiasme (…). » Hobbes, Léviathan, XII, Les Classiques des Sciences Sociales, 2002. (NdT) Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 7 Ces deux sortes de fausse religion peuvent donner matière à de nombreuses spéculations mais je me contenterai pour l’instant de quelques réflexions sur leurs différentes influences sur le gouvernement et la société. Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 8 4 Ma première réflexion est que la superstition est favorable au 4 Les éditions 1741 et 1742 donnent un texte légèrement différent de ce paragraphe et des suivants. Le texte est : « Ma première réflexion est que les religions qui participent de l’enthousiasme sont, à leur origine, plus furieuses et violentes que celles qui participent de la superstition mais que, peu de temps après, elles deviennent beaucoup plus douces et modérées. La violence de ces sortes de religion, quand elle est excitée par la nouveauté et stimulée par l’opposition, se montre en de nombreux exemples, celle des Anabaptistes en Allemagne, celle des Camisards en France, celle des Niveleurs et d’autres fanatiques en Angleterre, celle des Covenantaires en Écosse. Étant fondée sur un caractère fort, présomptueux et hardi, l’enthousiasme engendre naturellement les résolutions les plus extrêmes, surtout quand il a atteint une hauteur qui inspire au fanatique abusé la croyance en des illuminations divines, un mépris des communes règles de la raison, de la moralité et de la prudence. C’est ainsi que l’enthousiasme produit les désordres les plus cruels dans la société humaine mais sa fureur est semblable à celle de l’orage et de la tempête qui s’épuise en peu de temps et laisse l’air plus calme et plus serein qu’avant. La raison de cela apparaîtra avec évidence en comparant l’enthousiasme à la superstition et aux autres sortes de fausses religions et en recherchant les conséquences naturelles de chacune d’elles. Comme la superstition se fonde sur la crainte, la tristesse et l’abattement des esprits, elle représente l’homme à lui-même sous des couleurs si méprisables que, à ses propres yeux, il semble indigne d’approcher la divine présence et, évidemment, il a recours à toute autre personne dont la sainteté de vie ou peut-être l’impudence et la fourberie lui ont fait supposer qu’elle est plus favorisée par la Divinité. C’est à cette personne qu’il confie ses dévotions, à ses soins qu’il recommande ses prières, ses suppliques, ses sacrifices. De cette façon, il espère faire accepter ses demandes par sa Divinité courroucée. De là l’origine des prêtres qui peuvent à juste titre être regardés comme l’une des plus grossières inventions d’une superstition timorée et abjecte qui, toujours défiante d’elle-même, n’ose pas offrir ses propres dévotions mais juge, dans son ignorance, qu’elles se recommandent à la Divinité par la médiation de ses supposés amis et serviteurs. Comme la superstition est un ingrédient considérable de presque toutes les religions, même les plus fanatiques, seule la philosophie est capable de vaincre entièrement ces terreurs inexplicables. De là vient que, dans presque toutes les sectes religieuses, on trouve des prêtres et, dans ce mélange, plus il y a de superstition, plus l’autorité des prêtres est importante. Le judaïsme moderne et le papisme, surtout le deuxième, étant les superstitions les plus barbares et les plus absurdes qu’on ait connu dans le monde, sont les plus asservies à leurs prêtres. Comme on peut dire à juste titre que l’Église d’Angleterre a conservé un fort mélange de superstition papiste, elle participe aussi, dans sa constitution d’origine, d’une propension au pouvoir et à la domination des prêtres, surtout pour le respect qu’elle exige pour ses prêtres. Et, bien que, selon l’opinion de cette Église, les prières du prêtre doivent s’accompagner de celles des laïcs, le prêtre est cependant la parole de la congrégation, sa per- Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 9 pouvoir des prêtres et que l’enthousiasme ne lui est pas moins contraire que la saine raison et la philosophie. En fait, elle lui est plus contraire. Comme la superstition se fonde sur la crainte, la tristesse et sonne est sacrée et, sans sa présence, peu croiraient que ses dévotions publiques, ses sacrements et les autres rites sont acceptables par la Divinité. D’un autre côté, on peut remarquer que les enthousiastes n’ont pas subi le joug ecclésiastique et qu’ils ont exprimé une grande indépendance dans leurs dévotions, avec un mépris des formalités, des traditions et des autorités. Les Quakers sont les enthousiastes les plus extrêmes mais, en même temps, les plus innocents qui aient été connus. Ils forment peut-être la seule secte qui n’ait jamais admis de prêtres en son sein. Les Indépendants, de toutes les sectes anglaises, se rapprochent le plus des Quakers en fanatisme et dans leur liberté à l’égard de l’asservissement aux prêtres. Les Presbytériens viennent ensuite, à égale distance pour ce qui est des deux points. En somme, cette observation est fondée sur l’expérience mais elle apparaîtra aussi fondée sur la raison si nous considérons que, comme l’enthousiasme naît d’une confiance et d’un orgueil présomptueux, l’enthousiaste se juge suffisamment qualifié pour approcher la Divinité sans aucun médiateur humain. Ses dévotions extatiques sont si ferventes qu’il s’imagine même approcher effectivement la Divinité au moyen de la contemplation et de la relation intime, ce qui lui fait négliger toutes les cérémonies et les observances extérieures pour lesquelles l’assistance du prêtre paraît si nécessaire aux yeux des dévots superstitieux. Le fanatique se consacre lui-même et accorde à sa propre personne un caractère sacré nettement supérieur à ce que les formalités et les institutions cérémonieuses peuvent conférer à tout autre. C’est donc une règle infaillible que la superstition est favorable au pouvoir des prêtres et que l’enthousiasme ne lui est pas moins contraire que la saine raison et la philosophie. En fait, elle lui est plus contraire. Les conséquences sont évidentes. Quand le premier feu de l’enthousiasme est consumé, les hommes, naturellement, dans toutes les sectes fanatiques, replongent dans l’indifférence et la froideur à l’égard des choses sacrées. Parmi eux, il n’existe pas de corps doté d’une autorité suffisante et dont l’intérêt soit d’entretenir la ferveur religieuse : aucun rite, aucune cérémonie, aucune sainte observance ne peut entrer dans le cours habituel de la vie et protéger les principes sacrés de l’oubli. La superstition, au contraire, s’insinue graduellement et insensiblement, rend les hommes serviles et soumis. Elle est acceptée par le magistrat et elle semble inoffensive au peuple jusqu’à ce que, finalement, le prêtre, ayant fermement établi son autorité, devienne un tyran et trouble la société par des controverses sans fin, des persécutions et des guerres civiles. Comme l’Église romaine a progressé avec douceur dans son acquisition du pouvoir ! Mais dans quelles lamentables convulsions a-t-elle jeté toute l’Europe afin de le conserver ! D’un autre côté, nos sectaires, qui étaient avant de dangereux bigots, sont devenus les plus grands de nos libres penseurs ; et les Quakers sont peut-être le seul corps régulier de Déistes de l’univers, à l’exception des lettrés ou disciples de Confucius en Chine. » (NdT) Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 10 l’abattement des esprits, elle représente l’homme à lui-même (77) sous des couleurs si méprisables que, à ses propres yeux, il semble indigne d’approcher la divine présence et, évidemment, il a recours à toute autre personne dont la sainteté de vie ou peut-être l’impudence et la fourberie lui ont fait supposer qu’elle est plus favorisée par la Divinité. C’est à cette personne qu’il confie ses dévotions, à ses soins qu’il recommande ses prières, ses suppliques, ses sacrifices. De cette façon, il espère faire accepter ses demandes par sa Divinité courroucée. De là l’origine des prêtres 5 qui peuvent à juste titre être regardés comme une invention 6 d’une superstition timorée et abjecte qui, toujours défiante d’elle-même, n’ose pas offrir ses propres dévotions mais juge, dans son ignorance, qu’elles se recommandent à la Divinité par la médiation de ses supposés amis et serviteurs. Comme la superstition est un ingrédient considérable de presque toutes les religions, même les plus fanatiques, seule la philosophie est capable de vaincre entièrement ces terreurs inexplicables. De là vient que, dans presque toutes les sectes religieuses, on trouve des prêtres et, dans ce mélange, plus il y a de superstition, plus l’autorité des prêtres est importante. 7 5 Les éditions 1748 à 1760 donnent cette note : « Par prêtres, j’entends seulement ceux qui prétendent au pouvoir, à la domination et à une sainteté de caractère supérieure distincte de la vertu et des bonnes mœurs. Ils sont très différents des pasteurs qui sont établis à part* pour s’occuper des choses sacrées et de la conduite des dévotions publiques dans l’ordre et la décence. Il n’existe pas d’hommes plus respectables que ces derniers. » * L’édition 1742 ajoute « par les lois ». (NdT) 6 Les éditions 1748 à 1760 : « comme l’une des plus grossières inventions ». (NdT) 7 Les éditions 1748 à 1768 ajoutent : « Le judaïsme moderne et le papisme, surtout le deuxième, étant les superstitions les plus barbares et les plus absurdes qu’on ait connu dans le monde, sont les plus asservies à leurs prêtres. Comme on peut dire à juste titre que l’Église d’Angleterre a conservé un fort mélange de superstition papiste, elle participe aussi, dans sa constitution d’origine, d’une propension au pouvoir et à la domination des prêtres, surtout pour le respect qu’elle exige pour ses prêtres. Et, bien que, selon l’opinion de cette Église, les prières du prêtre doivent s’accompagner de celles des laïcs, le prêtre est cependant la parole de la congrégation, sa personne est sacrée et, sans sa présence, peu croiraient que ses dévotions publiques, ses sacrements et les autres rites sont acceptables par la Divinité. » (NdT) Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 11 D’un autre côté, on peut remarquer que les enthousiastes n’ont pas subi le joug ecclésiastique et qu’ils ont exprimé une grande indépendance dans leurs dévotions, avec un mépris des formalités, des cérémonies et des traditions. Les Quakers sont les enthousiastes les plus extrêmes mais, en même temps, les plus innocents qui aient été connus. Ils forment peut-être la seule secte qui n’ait jamais admis de prêtres en son sein. Les Indépendants, de toutes les sectes anglaises, se rapprochent le plus des Quakers en fanatisme et dans leur liberté à l’égard de l’asservissement aux prêtres. Les Presbytériens viennent ensuite, à égale distance pour ce qui est des deux points. En somme, cette observation est fondée sur l’expérience mais elle apparaîtra aussi fondée sur la raison si nous considérons que, comme l’enthousiasme naît d’une confiance et d’un orgueil présomptueux, (78) l’enthousiaste se juge suffisamment qualifié pour approcher la Divinité sans aucun médiateur humain. Ses dévotions extatiques sont si ferventes qu’il s’imagine même approcher effectivement la Divinité au moyen de la contemplation et de la relation intime, ce qui lui fait négliger les cérémonies et les observances extérieures pour lesquelles l’assistance du prêtre paraît si nécessaire aux yeux des dévots superstitieux. Le fanatique se consacre lui-même et accorde à sa propre personne un caractère sacré nettement supérieur à ce que les formalités et les institutions cérémonieuses peuvent conférer à tout autre. Ma seconde réflexion à l’égard de ces sortes de fausse religion est que celles qui participent de l’enthousiasme sont, à leur origine, plus furieuses et violentes que celles qui participent de la superstition mais que, peu de temps après, elles deviennent plus douces et modérées. La violence de ces sortes de religion, quand elle excitée par la nouveauté et stimulée par l’opposition, se montre en de nombreux exemples, celle des Anabaptistes en Allemagne, celle des Camisards en France, celle des Niveleurs et d’autres fanatiques en Angleterre, celle des Covenantaires en Écosse. Étant fondée sur un caractère fort, présomptueux et hardi, l’enthousiasme engendre naturellement les résolutions les plus extrêmes, surtout quand il a atteint une hauteur qui inspire au Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 12 fanatique abusé la croyance en des illuminations divines, un mépris des communes règles de la raison, de la moralité et de la prudence. C’est ainsi que l’enthousiasme produit les désordres les plus cruels dans la société humaine mais sa fureur est semblable à celle de l’orage et de la tempête qui s’épuise en peu de temps et laisse l’air plus calme et plus serein qu’avant. Quand le premier feu de l’enthousiasme est consumé, les hommes, naturellement, dans toutes les sectes fanatiques, replongent dans l’indifférence et la froideur à l’égard des choses sacrées. Parmi eux, il n’existe pas de corps doté d’une autorité suffisante et dont l’intérêt soit d’entretenir la ferveur religieuse : aucun rite, (79) aucune cérémonie, aucune sainte observance ne peut entrer dans le cours habituel de la vie et protéger les principes sacrés de l’oubli. La superstition, au contraire, s’insinue graduellement et insensiblement, rend les hommes serviles et soumis. Elle est acceptée par le magistrat et elle semble inoffensive au peuple jusqu’à ce que, finalement, le prêtre, ayant fermement établi son autorité, devienne un tyran et trouble la société par des controverses sans fin, des persécutions et des guerres civiles. Comme l’Église romaine a progressé avec douceur dans son acquisition du pouvoir ! Mais dans quelles lamentables convulsions a-t-elle jeté toute l’Europe afin de le conserver ! D’un autre côté, nos sectaires, qui étaient avant de dangereux bigots, sont devenus de très libres raisonneurs ; et les Quakers semblent s’approcher au plus près du seul corps régulier de Déistes de l’univers, les lettrés ou disciples de Confucius en Chine. Ma troisième observation sur ce sujet est que la superstition est l’ennemie de la liberté civile alors que l’enthousiasme est son amie. Que la superstition gémisse sous la domination des prêtres et que l’enthousiasme détruise tout pouvoir ecclésiastique, cela explique suffisamment la remarque précédente ; sans mentionner que l’enthousiasme, étant l’infirmité des tempéraments hardis et ambitieux, s’accompagne naturellement d’un esprit de liberté alors que la superstition, au contraire, rend les hommes serviles et abjects et les dispose à la servitude. Nous apprenons de l’histoire anglaise que, durant les guerres civiles, les Indépendants et les Déistes, quoique les Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 13 plus contraires dans leurs principes religieux, se rejoignaient cependant sur leurs principes politiques et éprouvaient une même passion pour la république. Et, depuis l’origine des Whigs et des Tories, les chefs des Whigs ont été soit Déistes, soit Latitudinaires avoués dans leurs principes, c’est-à-dire amis de la tolérance et indifférents à toutes les sectes particulières de Chrétiens, alors que (80) les sectaires, qui ont une forte teinture d’enthousiasme, ont toujours concouru avec ce parti pour défendre la liberté civile. La ressemblance dans leurs superstitions a longtemps uni les Tories de la Haute Église aux Catholiques romains, bien que l’expérience de l’esprit de tolérance des Whigs semble avoir récemment réconcilié les Catholiques avec ce parti. En France, les Molinistes et les Jansénistes ont mille disputes inintelligibles qui ne sont pas dignes de la réflexion d’un homme sensé. Seul ce qui distingue ces deux sectes et mérite l’attention est l’esprit différent de leur religion. Les Molinistes, conduits par les Jésuites, sont de grands amis de la superstition ; ils observent rigidement les formalités et cérémonies extérieures et sont dévoués à l’autorité des prêtres et à la tradition. Les Jansénistes sont des enthousiastes et de zélés partisans de la dévotion passionnée et de la vie intérieure. Ils sont peu influencés par l’autorité et, en un mot, ne sont qu’à demi catholiques. Les conséquences sont exactement conformes au raisonnement qui a précédé : les Jésuites sont les tyrans du peuple et les esclaves de la cour, et les Jansénistes gardent vivantes les petites étincelles d’amour de la liberté qui se trouvent dans la nation française. Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 14 Of superstition ans enthusiasm. by David Hume Retour à la table des matières That the corruption of the best things produces the worst, is grown into a maxim, and is commonly proved, among other instances, by the pernicious effects of superstition and enthusiasm, the corruptions of true religion. These two species of false religion, though both pernicious, are yet of a very different, and even of a contrary nature. The mind of man is subject to certain unaccountable terrors and apprehensions, proceeding either from the unhappy situation of private or public affairs, from ill health, from a gloomy and melancholy disposition, or from the concurrence of all these circumstances. In such a state of mind, infinite unknown evils are dreaded from unknown agents; and where real objects of terror are wanting, the soul, active to its own prejudice, and fostering its predominant inclination, finds imaginary ones, to whose power and malevolence it sets no limits. As these enemies are entirely invisible and unknown, the methods taken to appease them are equally unaccountable, and consist in ceremonies, observances, mortifications, sacrifices, presents, or in any practice, however absurd or frivolous, which either folly or knavery recommends to a blind and terrified credulity. Weakness, fear, melancholy, together with ignorance, are, therefore, the true sources of Superstition. But the mind of man is also subject to an unaccountable elevation and presumption, arising from prosperous success, from luxuriant Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 15 health, from strong spirits, or from a bold and confident disposition. In such a state of mind, the imagination swells with great, but confused conceptions, to which no sublunary beauties or enjoyments can correspond. Every thing mortal and perishable vanishes as unworthy of attention. And a full range is given to the fancy in the invisible regions or world of spirits, where the soul is at liberty to indulge itself in every imagination, which may best suit its present taste and disposition. Hence arise raptures, transports, and surprising flights of fancy; and confidence and presumption still encreasing, these raptures, being altogether unaccountable, and seeming quite beyond the reach of our ordinary faculties, are attributed to the immediate inspiration of that Divine Being, who is the object of devotion. In a little time, the inspired person comes to regard himself as a distinguished favourite of the Divinity; and when this frenzy once takes place, which is the summit of enthusiasm, every whimsy is consecrated: Human reason, and even morality are rejected as fallacious guides: And the fanatic madman delivers himself over, blindly, and without reserve, to the supposed illapses of the spirit, and to inspiration from above. Hope, pride, presumption, a warm imagination, together with ignorance, are, therefore, the true sources of Enthusiasm. These two species of false religion might afford occasion to many speculations; but I shall confine myself, at present, to a few reflections concerning their different influence on government and society. My first reflection is, That superstition is favourable to priestly power, and enthusiasm not less or rather more contrary to it, than sound reason and philosophy. As superstition is founded on fear, sorrow, and a depression of spirits, it represents the man to himself in such despicable colours, that he appears unworthy, in his own eyes, of approaching the divine presence, and naturally has recourse to any other person, whose sanctity of life, or, perhaps, impudence and cunning, have made him be supposed more favoured by the Divinity. To him the superstitious entrust their devotions: To his care they recommend their prayers, petitions, and sacrifices: And by his means, they hope to render their addresses acceptable to their incensed Deity. Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 16 Hence the origin of Priests, who may justly be regarded as an invention of a timorous and abject superstition, which, ever diffident of itself, dares not offer up its own devotions, but ignorantly thinks to recommend itself to the Divinity, by the mediation of his supposed friends and servants. As superstition is a considerable ingredient in almost all religions, even the most fanatical; there being nothing but philosophy able entirely to conquer these unaccountable terrors; hence it proceeds, that in almost every sect of religion there are priests to be found: But the stronger mixture there is of superstition, the higher is the authority of the priesthood. On the other hand, it may be observed, that all enthusiasts have been free from the yoke of ecclesiastics, and have expressed great independence in their devotion ; with a contempt of forms, ceremonies, and traditions. The quakers are the most egregious, though, at the same time, the most innocent enthusiasts that have yet been known; and are, perhaps, the only sect, that have never admitted priests amongst them. The independents, of all the English sectaries, approach nearest to the quakers in fanaticism, and in their freedom from priestly bondage. The presbyterians follow after, at an equal distance in both particulars. In short this observation is founded in experience ; and will also appear to be founded in reason, if we consider, that, as enthusiasm arises from a presumptuous pride and confidence, it thinks itself sufficiently qualified to approach the Divinity, without any human mediator. Its rapturous devotions are so fervent, that it even imagines itself actually to approach him by the way of contemplation and inward converse; which makes it neglect all those outward ceremonies and observances, to which the assistance of the priests appears so requisite in the eyes of their superstitious votaries. The fanatic consecrates himself, and bestows on his own person a sacred character, much superior to what forms and ceremonious institutions can confer on any other. My second reflection with regard to these species of false religion is, that religions, which partake of enthusiasm are, on their first rise, more furious and violent than those which partake of superstition; but Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 17 in a little time become more gentle and moderate. The violence of this species of religion, when excited by novelty, and animated by opposition, appears from numberless instances; of the anabaptists in Germany, the camisars in France, the levellers and other fanatics in England, and the covenanters in Scotland. Enthusiasm being founded on strong spirits, and a presumptuous boldness of character, it naturally begets the most extreme resolutions; especially after it rises to that height as to inspire the deluded fanatic with the opinion of divine illuminations, and with a contempt for the common rules of reason, morality, and prudence. It is thus enthusiasm produces the most cruel disorders in human society; but its fury is like that of thunder and tempest, which exhaust themselves in a little time, and leave the air more calm and serene than before. When the first fire of enthusiasm is spent, men naturally, in all fanatical sects, sink into the greatest remissness and coolness in sacred matters; there being no body of men among them, endowed with sufficient authority, whose interest is concerned to support the religious spirit: No rites, no ceremonies, no holy observances, which may enter into the common train of life, and preserve the sacred principles from oblivion. Superstition, on the contrary, steals in gradually and insensibly; renders men tame and submissive; is acceptable to the magistrate, and seems inoffensive to the people: Till at last the priest, having firmly established his authority, becomes the tyrant and disturber of human society, by his endless contentions, persecutions, and religious wars. How smoothly did the Romish church advance in her acquisition of power? But into what dismal convulsions did she throw all Europe, in order to maintain it? On the other hand, our sectaries, who were formerly such dangerous bigots, are now become very free reasoners; and the Quakers seem to approach nearly the only regular body of Deists in the universe, the Literati, or the disciples of Confucius in China. My third observation on this head is, that superstition is an enemy to civil liberty, and enthusiasm a friend to it. As superstition groans under the dominion of priests, and enthusiasm is destructive of all ec- Hume, Essai sur la superstition et l’enthousiasme. (1741) 18 clesiastical power, this sufficiently accounts for the present observation. Not to mention, that enthusiasm, being the infirmity of bold and ambitious tempers, is naturally accompanied with a spirit of liberty; as superstition, on the contrary, renders men tame and abject, and fits them for slavery. We learn from English history, that, during the civil wars, the Independents and Deists, though the most opposite in their religious principles; yet were united in their political ones, and were alike passionate for a commonwealth. And since the origin of Whig and Tory, the leaders of the Whigs have either been Deists or profest Latitudinarians in their principles; that is, friends to toleration, and indifferent to any particular sect of Christians: While the sectaries, who have all a strong tincture of enthusiasm, have always, without exception, concurred with that party, in defence of civil liberty. The resemblance in their superstitions long united the high-church Tories, and the Roman Catholics, in support of prerogative and kingly power; though experience of the tolerating spirit of the whigs seems of late to have reconciled the Catholics to that party. The molinists and jansenists in France have a thousand unintelligible disputes, which are not worthy the reflection of a man of sense: But what principally distinguishes these two sects, and alone merits attention, is the different spirit of their religion. The molinists conducted by the jesuits, are great friends to superstition, rigid observers of external forms and ceremonies, and devoted to the authority of the priests, and to tradition. The jansenists are enthusiasts, and zealous promoters of the passionate devotion, and of the inward life; little influenced by authority; and, in a word, but half catholics. The consequences are exactly conformable to the foregoing reasoning. The jesuits are the tyrants of the people, and the slaves of the court: And the jansenists preserve alive the small sparks of the love of liberty, which are to be found in the French nation. Traduction terminée à Dieppe le 15 janvier 2010 par Philippe Folliot.

De la superstition et de l’enthousiasme

           (75) [1] La corruption des meilleures choses produit les pires. [2] Cette phrase est devenue une maxime qui est généralement prouvée, entre autres arguments, par les effets pernicieux de la superstition et de l’enthousiasme, les corruptions de la vraie religion.

 

            Ces deux sortes de fausse religion, bien que toutes les deux pernicieuses, sont pourtant d’une nature très différente et même d’une nature contraire. L’esprit humain est sujet à certaines terreurs et appréhensions inexplicables qui viennent soit de la situation malheureuse des affaires privées ou de l’état malheureux des affaires publiques, soit d’une mauvais santé, soit d’une disposition sombre et mélancolique, soit du concours de toutes ces circonstances. Dans un tel état d’esprit, on redoute une infinité de maux inconnus apportés par des agents [eux-mêmes] inconnus et, quand les véritables objets de terreur font défaut, l’âme, agissant contre elle-même et nourrissant son inclination prédominante, trouve des objets imaginaires ayant un pouvoir et une malveillance auxquels elle ne met pas de limites. Comme ces ennemis sont entièrement invisibles et inconnus, les méthodes prises pour les apaiser sont également inexplicables et consistent en cérémonies, observances, mortifications, sacrifices, présents ou en toute autre pratique, quelque absurde ou frivole qu’elle soit, que des fous ou des escrocs recommandent à une crédulité aveuglée et terrifiée. La faiblesse, la peur, la mélancolie, liées à l’ignorance, sont donc les véritables sources de la superstition.

 

            (76) Mais l’esprit humain est aussi sujet à une élévation et une présomption inexplicables qui viennent d’un heureux succès, d’une santé florissante, d’un caractère fort ou d’une disposition hardie et confiante. Dans cet état d’esprit, l’imagination s’enfle de grandes mais confuses conceptions auxquelles aucune beauté ni aucune jouissance sublunaires ne peuvent correspondre. Toute chose mortelle et périssable s’évanouit, comme indigne d’attention, et une pleine latitude est donnée à la fantaisie dans les régions invisibles, dans le monde des Esprits où l’âme est libre de se livrer à toutes les fantaisies qui conviennent le mieux à sa disposition et à son goût présents. De là naissent des extases, des transports et de surprenantes envolées de l’imagination et, la confiance et la présomption augmentant encore, ces extases, étant totalement inexplicables, semblent entièrement au-delà des facultés ordinaires et sont attribuées à l’inspiration directe de l’Etre divin qui est l’objet de dévotion. En peu de temps, la personne inspirée en vient à se regarder comme une favorite de la Divinité qui l’a distinguée et, une fois que cette frénésie – qui est le sommet de l’enthousiasme – a pris place, toute bizarrerie est consacrée, la raison humaine et même la moralité sont rejetées comme des guides fallacieux. Le fanatique dément se livre aveuglément et sans réserve aux prétendues effluves de l’Esprit et à l’inspiration venue d’en haut. [3] L’espoir, l’orgueil, la présomption, une imagination brûlante, liées à l’ignorance sont donc les véritables sources de l’enthousiasme.

 

            Ces deux sortes de fausse religion peuvent donner matière à de nombreuses spéculations mais je me contenterai pour l’instant de quelques réflexions sur leurs différentes influences sur le gouvernement et la société.

 

            [4] Ma première réflexion est que la superstition est favorable au pouvoir des prêtres et que l’enthousiasme ne lui est pas moins contraire que la saine raison et la philosophie. En fait, elle lui est plus contraire. Comme la superstition se fonde sur la crainte, la tristesse et l’abattement des esprits, elle représente l’homme à lui-même (77) sous des couleurs si méprisables que, à ses propres yeux, il semble indigne d’approcher la divine présence et, évidemment, il a recours à toute autre personne dont la sainteté de vie ou peut-être l’impudence et la fourberie lui ont fait supposer qu’elle est plus favorisée par la Divinité. C’est à cette personne qu’il confie ses dévotions, à ses soins qu’il recommande ses prières, ses suppliques, ses sacrifices. De cette façon, il espère faire accepter ses demandes par sa Divinité courroucée. De là l’origine des prêtres [5] qui peuvent à juste titre être regardés comme une invention [6] d’une superstition timorée et abjecte qui, toujours défiante d’elle-même, n’ose pas offrir ses propres dévotions mais juge, dans son ignorance, qu’elles se recommandent à la Divinité par la médiation de ses supposés amis et serviteurs. Comme la superstition est un ingrédient considérable de presque toutes les religions, même les plus fanatiques, seule la philosophie est capable de vaincre entièrement ces terreurs inexplicables. De là vient que, dans presque toutes les sectes religieuses, on trouve des prêtres et, dans ce mélange, plus il y a de superstition, plus l’autorité des prêtres est importante. [7]

 

            D’un autre côté, on peut remarquer que les enthousiastes n’ont pas subi le joug ecclésiastique et qu’ils ont exprimé une grande indépendance dans leurs dévotions, avec un mépris des formalités, des cérémonies et des traditions.  Les Quakers sont les enthousiastes les plus extrêmes mais, en même temps, les plus innocents qui aient été connus. Ils forment peut-être la seule secte qui n’ait jamais admis de prêtres en son sein. Les Indépendants, de toutes les sectes anglaises, se rapprochent le plus des Quakers en fanatisme et dans leur liberté à l’égard de l’asservissement aux prêtres. Les Presbytériens viennent ensuite, à égale distance pour ce qui est des deux points. En somme, cette observation est fondée sur l’expérience mais elle apparaîtra aussi fondée sur la raison si nous considérons que, comme l’enthousiasme naît d’une confiance et d’un orgueil présomptueux, (78) l’enthousiaste se juge suffisamment qualifié pour approcher la Divinité sans aucun médiateur humain. Ses dévotions extatiques sont si ferventes qu’il s’imagine même approcher effectivement la Divinité au moyen de la contemplation et de la relation intime, ce qui lui fait négliger les cérémonies et les observances extérieures pour lesquelles l’assistance du prêtre paraît si nécessaire aux yeux des dévots superstitieux. Le fanatique se consacre lui-même et accorde à sa propre personne un caractère sacré nettement supérieur à ce que les formalités et les institutions cérémonieuses peuvent conférer à tout autre.

 

            Ma seconde réflexion à l’égard de ces sortes de fausse religion est que celles qui participent de l’enthousiasme sont, à leur origine, plus furieuses et violentes que celles qui participent de la superstition mais que, peu de temps après, elles deviennent plus douces et modérées. La violence de ces sortes de religion, quand elle excitée par la nouveauté et stimulée par l’opposition, se montre en de nombreux exemples, celle des Anabaptistes en Allemagne, celle des Camisards en France, celle des Niveleurs et d’autres fanatiques en Angleterre, celle des Covenantaires en Ecosse. Etant fondée sur un caractère fort, présomptueux et hardi, l’enthousiasme engendre naturellement les résolutions les plus extrêmes, surtout quand il a atteint une hauteur qui inspire au fanatique abusé la croyance en des illuminations divines, un mépris des communes règles de la raison, de la moralité et de la prudence.

 

            C’est ainsi que l’enthousiasme produit les désordres les plus cruels dans la société humaine mais sa fureur est semblable à celle de l’orage et de la tempête qui s’épuise en peu de temps et laisse l’air plus calme et plus serein qu’avant. Quand le premier feu de l’enthousiasme est consumé, les hommes, naturellement, dans toutes les sectes fanatiques, replongent dans l’indifférence et la froideur à l’égard des choses sacrées. Parmi eux, il n’existe pas de corps doté d’une autorité suffisante et dont l’intérêt soit d’entretenir la ferveur religieuse : aucun rite, (79) aucune cérémonie, aucune sainte observance ne peut entrer dans le cours habituel de la vie et protéger les principes sacrés de l’oubli. La superstition, au contraire, s’insinue graduellement et insensiblement, rend les hommes serviles et soumis. Elle est acceptée par le magistrat et elle semble inoffensive au peuple jusqu’à ce que, finalement, le prêtre, ayant fermement établi son autorité, devienne un tyran et trouble la société par des controverses sans fin, des persécutions et des guerres civiles. Comme l’Eglise romaine a progressé avec douceur dans son acquisition du pouvoir ! Mais dans quelles lamentables convulsions a-t-elle jeté toute l’Europe afin de le conserver ! D’un autre côté, nos sectaires, qui étaient avant de dangereux bigots, sont devenus de très libre raisonneurs ; et les Quakers semblent s’approcher au plus près du seul corps régulier de Déistes de l’univers, les lettrés ou disciples de Confucius en Chine.

 

            Ma troisième observation sur ce sujet est que la superstition est l’ennemie de la liberté civile alors que l’enthousiasme est son amie. Que la superstition gémisse sous la domination des prêtres et que l’enthousiasme détruise tout pouvoir ecclésiastique, cela explique suffisamment la remarque précédente ; sans mentionner que l’enthousiasme, étant l’infirmité des tempéraments hardis et ambitieux, s’accompagne naturellement d’un esprit de liberté alors que la superstition, au contraire, rend les hommes serviles et abjects et les dispose à la servitude. Nous apprenons de l’histoire anglaise que, durant les guerres civiles, les Indépendants et les Déistes, quoique les plus contraires dans leurs principes religieux, se rejoignaient cependant sur leurs principes politiques et éprouvaient une même passion pour la république. Et, depuis l’origine des Whigs et des Tories, les chefs des Whigs ont été soit Déistes, soit Latitudinaires avoués dans leurs principes, c’est-à-dire amis de la tolérance et indifférents à toutes les sectes particulières de Chrétiens, alors que (80) les sectaires, qui ont une forte teinture d’enthousiasme, ont toujours concouru avec ce parti pour défendre la liberté civile. La ressemblance dans leurs superstitions a longtemps uni les Tories de la Haute Eglise aux Catholiques romains, bien que l’expérience de l’esprit de tolérance des Whigs semble avoir récemment réconcilié les Catholiques avec ce parti.

 

            En France, les Molinistes et les Jansénistes ont mille disputes inintelligibles qui ne sont pas dignes de la réflexion d’un homme sensé. Seul ce qui distingue ces deux sectes et mérite l’attention est l’esprit différent de leur religion. Les Molinistes, conduits par les Jésuites, sont de grands amis de la superstition ; ils observent rigidement les formalités et cérémonies extérieures et sont dévoués à l’autorité des prêtres et à la tradition.  Les Jansénistes sont des enthousiastes et de zélés partisans de la dévotion passionnée et de la vie intérieure. Ils sont peu influencés par l’autorité et, en un mot, ne sont qu’à demi catholiques. Les conséquences sont exactement conformes au raisonnement qui a précédé : les Jésuites sont les tyrans du peuple et les esclaves de la cour, et les Jansénistes gardent vivantes les petites étincelles d’amour de la liberté qui se trouvent dans la nation française.

CHAPITRE XIX.

De l’Enthouſiaſme.


§. 1.Combien il eſt néceſſaire d’aimer la Verité.
QUiconque veut chercher ſerieuſement la Vérité, doit avant toutes choſes concevoir de l’amour pour Elle. Car celui qui ne l’aime point, ne ſauroit ſe tourmenter beaucoup pour l’acquerir, ni être beaucoup en peine lorſqu’il manque de la trouver. Il n’y a perſonne dans la République des Lettres qui ne faſſe profeſſion ouverte d’être amateur de la Vérité ; & il n’y a point de Créature raiſonnable qui ne prît en mauvaiſe part de paſſer dans l’Eſprit des autres pour avoir une inclination contraire. Mais avec tout cela, l’on peut dire ſans ſe tromper, qu’il a fort peu de gens qui aiment la Vérité pour l’amour de la Vérité, parmi ceux-là même qui croyent être de ce nombre. Sur quoi il vaudroit la peine d’examiner comment un homme peut connoître qu’il aime ſincerement la Vérité. Pour moi, je croi qu’en voici une preuve infaillible, c’eſt de ne pas recevoir une Propoſition avec plus d’aſſûrance, que les preuves ſur leſquelles elle eſt fondée ne le permettent. Il eſt viſible que quiconque va au delà de cette meſure, n’embraſſe pas la Vérité par l’amour qu’il a pour elle, qu’il n’aime pas la Vérité pour l’amour d’elle-même, mais pour quelque autre fin indirecte. Car l’évidence qu’une Propoſition eſt véritable (excepté celles qui ſont évidentes par elles-mêmes) conſiſtant uniquement dans les preuves qu’un homme en a, il eſt claire que quelques dégrez d’aſſentiment qu’il lui donne au delà des dégrez de cette évidence, tout ce ſurplus d’aſſûrance eſt dû à quelque autre paſſion, & non à l’amour de la Vérité emporte mon aſſentiment au deſſus de l’évidence que j’ai qu’une telle Propoſition eſt véritable, qu’il eſt impoſſible que l’amour de la Vérité me faſſe donner mon conſentement à une Propoſition en conſideration d’une évidence qui ne me fait pas voir que cette Propoſition comme une vérité, parce qu’il eſt poſſible ou probable qu’elle ne ſoit pas véritable. Dans toute vérité qui ne s’établit pas dans notre Eſprit par la lumiére irréſiſtible d’une ** Voyez la note qui eſt à la page 488. pour ſavoir ce qu’il faut entendre par cette expreſſion. évidence immédiate, ou par la force d’une Démonſtration, les argumens qui entraînent ſon aſſentiment, ſont les garants & le gage de ſa probabilité à notre égard, & nous ne pouvons la recevoir que pour ce que ces Argumens la font voir à notre Entendement ; de ſorte que quelque autorité que nous donnions à une Propoſition, au delà de ce qu’elle reçoit des Principes & des preuves ſur quoi elle eſt appuyée, on en doit attribuer la cauſe au penchant qui nous entraîne de ce côté-là ; & c’eſt déroger d’autant à l’amour de la Vérité, qui ne pouvant recevoir aucune évidence de nos paſſions, n’en doit recevoir non plus aucune teinture.

§. 2.D’où vient le penchant que les hommes ont d’impoſer leurs opinions aux autres. Une ſuite conſtante de cette mauvaiſe diſpoſition d’Eſprit, c’eſt de s’attribuer l’autorité de preſcrire aux autres nos propres opinions. Car le moyen qu’il puiſſe preſque arriver autrement, ſinon que celui qui a déjà impoſé à ſa propre Croyance, ſoit prêt d’impoſer à la Croyance d’autrui ? Qui peut attendre raiſonnablement, qu’un homme employe des Argumens & des preuves convaincantes auprès des autres hommes, ſi ſon Entendement n’eſt pas accoûtumé à s’en ſervir pour lui-même ; s’il fait violence à ſes propres Facultez, s’il tyranniſe ſon Eſprit & uſurpe une prérogative uniquement duë à la Vérité, qui eſt d’exiger l’aſſentiment de l’Eſprit par ſa ſeule autorité, c’eſt-à-dire à proportion de l’évidence que la Vérité emporte avec elle.

§. 3.La force de l’Enthouſiaſme. A cette occaſion je prendrai la liberté de conſiderer un troiſiéme fondement d’aſſentiment, auquel certaines gens attribuent la même autorité qu’à la Foi ou à la Raiſon, & ſur lequel ils s’appuyent avec une auſſi grande confiance ; je veux parler de l’Enthouſiaſme, qui laiſſant la Raiſon à quartier, voudroit établir la Revelation ſans elle, mais qui par-là détruit en effet la Raiſon & la Revelation tout à la fois, & leur ſubſtituë de vaines fantaiſies, qu’un homme a forgées lui-même, & qu’il prend pour une fondement ſolide de croyance & de conduite.

§. 4.Ce que c’eſt que la Raiſon & la Revelation. La Raiſon eſt une Revelation naturelle, par où le Pére de Lumiére, la ſource éternelle de toute Connoiſſance, communique aux hommes cette portion de vérité qu’il a miſe à la portée de leurs Facultez naturelles. Et la Revelation eſt la Raiſon naturelle augmentée par un nouveau fonds de découvertes émanées immédiatement de Dieu, & dont la Raiſon établit la vérité par le témoignage & les preuves qu’elle employe pour montrer qu’elles viennent effectivement de Dieu ; de ſorte que celui qui proſcrit la Raiſon pour faire place à la Revelation, éteint ces deux Flambeaux tout à la fois, & fait la même choſe que s’il vouloit perſuader à un homme de s’arracher les yeux pour mieux recevoir par le moyen d’un Teleſcope, la lumiére éloignée d’une Etoile qu’il ne peut voir par le ſecours de ſes yeux.

§. 5.Source de l’Enthouſiaſme. Mais les hommes trouvant qu’une Revelation immédiate eſt un moyen plus facile pour établir leurs opinions & pour régler leur conduite que le travail de raiſonner juſte ; travail pénible, ennuyeux, & qui n’eſt pas toûjours ſuivi d’un heureux ſuccès, il ne faut pas s’étonner qu’ils ayent été fort ſujets à prétendre avoir des Revelations & à ſe perſuader à eux-mêmes qu’il ſont ſous la direction particuliére du Ciel par rapport à leurs actions & à leurs opinions, ſur-tout à l’égard de celles qu’ils ne peuvent juſtifier par les Principes de la Raiſon & par les voyes ordinaires de parvenir à la Connoiſſance. Auſſi voyons-nous que dans tous les ſiécles les hommes en qui la melancholie a été mêlée avec la dévotion, & dont la bonne opinion d’eux-mêmes leur a fait accroire qu’ils avoient une plus étroite familiarité avec Dieu & plus de part à ſa Faveur que les autres hommes, ſe ſont ſouvent flattez d’avoir un commerce immédiat avec la Divinité & de fréquente communication avec l’Eſprit divin. On ne peut nier que Dieu ne puiſſe illuminer l’Entendement par un rayon qui vient immédiatement de cette ſource de Lumiére. Ils s’imaginent que c’eſt là ce qu’il a promis de faire ; & cela poſé, qui peut avoir plus de droit de prétendre à cet avantage que ceux qui ſont ſon Peuple particulier, choiſi de ſa main, & ſoûmis à ſes ordres ?

§. 6.Ce que c’eſt que l’Enthouſiaſme. Leurs Eſprits ainſi prévenus, quelque opinion frivole qui vienne à s’établir fortement dans leur fantaiſie, c’eſt une illumination qui vient de l’Eſprit de Dieu, & qui eſt en même temps d’une autorité divine ; & à quelque action extravagante qu’ils ſe ſentent portez par une forte inclination, ils concluent que c’eſt une vocation ou une direction du Ciel qu’il ſont obligez de ſuivre. C’eſt un ordre d’enhaut, ils ne ſauroient errer en l’exécutant.

§. 7. Je ſuppoſe que c’eſt là ce qu’il faut entendre proprement par Enthouſiaſme, qui ſans être fondé ſur la Raiſon ou ſur la Revelation divine, mais procedant de l’imagination d’un Eſprit échauffé ou plein de lui-même, n’a pas plûtôt pris racine quelque part, qu’il a plus d’influence ſur les Opinions & les Actions des hommes que la Raiſon ou la Revelation, priſes ſeparément ou jointes enſemble ; car les hommes ont beaucoup de penchant à ſuivre les impulſions qu’ils reçoivent d’eux-mêmes ; & il eſt ſûr que tout homme agit plus vigoureuſement lorſque c’eſt un mouvement naturel qui l’entraîne tout entier. Une forte imagination s’étant une fois emparée de l’Eſprit ſous l’idée d’un nouveau Principe, emporte aiſément tout avec elle, lorſqu’élevée au deſſus du ſens commun & délivrée du joug de la Raiſon & de l’oportunité des Reflexions elle eſt parvenuë à une autorité divine & ſoûtenuë en même temps par notre inclination & par notre propre temperament.

§. 8.L’Enthouſiaſme pris fauſſement pour une vûë & un ſentiment. Quoi que les opinions & les Actions extravagantes où l’Enthouſiaſme a engagé les hommes, duſſent ſuffire pour les précautionner contre ce faux Principe qui eſt ſi propre à les jetter dans l’égarement, tant à l’égard de leur croyance qu’à l’égard de leur conduite ; cependant l’amour que les hommes ont pour ce qui eſt extraordinaire, la commodité & la gloire qu’il y a d’être inſpiré & élevé au deſſus des voyes ordinaires & commune de parvenir à la Connoiſſance, flattent ſi fort la pareſſe, l’ignorance, & la vanité de quantité de gens, que lorſqu’ils ſont une fois entêtez de cette maniére de Revelation immédiate, de cette eſpèce d’illumination ſans recherche, de certitude ſans preuves & ſans examen, il eſt difficile de les tirer de là. La Raiſon eſt perduë pour eux. « Ils ſe ſont élevez au deſſus d’elle ; ils voyent la Lumiére infuſe dans leur Entendement, & ne peuvent ſe tromper. Cette lumiére y paroît viſiblement : ſemblable à l’éclat d’un beau Soleil, elle ſe montre elle-même, & n’a beſoin d’autre preuve que de ſa propre évidence. Ils ſentent diſent-ils, la main de Dieu qui les pouſſe intérieurement ; ils ſentent les impulſions de l’Eſprit, & ils ne peuvent ſe tromper ſur ce qu’ils ſentent. C’eſt par-là qu’ils ſe défendent, & qu’ils ſe perſuadent que la Raiſon n’a rien à demêler avec ce qu’ils voyent, & qu’ils ſentent en eux-mêmes. » Ce ſont des choſes dont « ilsg ont une expérience ſenſible, & qui ſont par conſéquent au deſſus de tout doute & n’ont beſoin d’aucune preuve. Ne ſeroit-on pas ridicule d’exiger d’un homme qu’il eût à prouver que la Lumiére brille, & qu’il la voit ? Elle eſt elle-même une preuve de ſon éclat, & n’en peut avoir d’autre. Lorſque l’Eſprit divin porte la lumiére dans nos Ames, il en écarte les ténèbres, & nous voyons cette lumiére comme nous voyons celle du Soleil en plein Midi, ſans avoir beſoin que le Crepuſcule de la Raiſon nous la montre. Cette lumiére qui vient du Ciel eſt vive, claire & pure, elle emporte ſa propre démonſtration avec elle ; & nous pouvons avec autant de raiſon prendre un ver luiſant pour nous aider à voir le Soleil, qu’à examiner ce rayon céleſte à la faveur de notre Raiſon qui n’eſt qu’un foible & obſcur lumignon. »

§. 9. C’eſt le Langage ordinaire de ces gens-là. Ils ſont aſſûrez, parce qu’ils ſont aſſûrez ; & leurs perſuaſions ſont droites, parce qu’elles ſont fortement établies dans leur Eſprit. Car c’eſt à quoi ſe réduit tout ce qu’ils diſent, après qu’on l’a détaché des métaphores priſes de la vûë & du ſentiment, dont ils l’enveloppent. Cependant ce Langage figuré leur impoſe ſi fort, qu’il leur tient de certitude pour eux-mêmes, & de démonſtration à l’égard des autres.

§. 10.Comment on peut découvrir l’Enthouſiaſme. Mais pour examiner avec un peu d’exactitude cette lumiére interieure & ce ſentiment ſur quoi ces perſonnes font tant de fonds. Il y a, diſent-ils, une lumiére claire au dedans d’eux, & ils la voyent. Ils ont un ſentiment vif, & ils le ſentent. Ils en ſont aſſûrez, & ne voyent pas qu’on puiſſe le leur diſputer. Car lorſqu’un homme dit qu’il voit ou qu’il ſent, perſonne ne peut lui nier qu’il voit ou qu’il ſente. Mais qu’ils me permettent à mon tout de leur faire ici quelques Queſtions. Cette vuë, eſt-elle la perception de la vérité d’une Propoſition, ou de ceci, que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu ? Ce ſentiment, eſt-il une perception d’une inclination ou fantaiſie de faire quelque choſe, ou bien de l’Eſprit de Dieu qui produit en eux cette inclination ? Ce ſont là deux perceptions fort différentes, & que nous devons diſtinguer ſoigneuſement, ſi nous ne voulons pas nous abuſer nous-mêmes. Je puis appercevoir que c’eſt une Revelation immédiate de Dieu. Je puis appercevoir dans Euclide la vérité d’une Propoſition, ſans qu’elle ſoit ou que j’apperçoive qu’elle ſoit une Revelation. Je puis appercevoir auſſi que je n’en ai pas acquis la connoiſſance par une voye naturelle ; d’où je puis conclurre qu’elle m’eſt revelée, ſans appercevoir pourtant que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu ; parce qu’il y a des Eſprits qui ſans en avoir reçu la commiſſion de la part de Dieu, peuvent exciter ces idées en moi, & les préſenter à mon Eſprit dans un tel ordre que j’en puiſſe appercevoir la connexion. De ſorte que la connoiſſance d’une Propoſition qui vient dans mon Eſprit je ne ſai comment, n’eſt pas une perception qu’elle vienne de Dieu. Moins encore une forte perſuaſion que cette propoſition eſt véritable, eſt-elle une perception qu’elle vient de Dieu, ou même qu’elle eſt véritable. Mais quoi qu’on donne à une telle penſée le nom de lumiére & de vûë, je croi que ce n’eſt tout au plus que croyance & confiance : & la Propoſition qu’ils ſuppoſent être une Revelation, n’eſt pas une Propoſition qu’ils connoiſſent véritable, mais qu’ils préſument véritable. Car lorſqu’on connoit qu’une Propoſition eſt véritable, la Revelation eſt inutile. Et il eſt difficile de concevoir comment un homme peut avoir une revelation de ce qu’il connoit dejà. Si donc c’eſt une Propoſition de la vérité de laquelle ils ſoient perſuadez, ſans connoître qu’elle ſoit véritable, ce n’eſt pas voir, mais croire ; quel que ſoit le nom qu’ils donnent à une telle perſuaſion. Car ce ſont deux voyes par où la Vérité entre dans l’Eſprit, tout-à-fait diſtinctes, de ſorte que l’une n’eſt pas l’autre. Ce que je vois, je connois qu’il eſt tel que je le vois, par l’évidence de la choſe même. Et ce que je croi, je le ſuppoſe véritable par le témoignage d’autrui. Mais je dois connoître que ce témoignage a été rendu : autrement, quel fondement puis-je avoir de croire ? Je dois voir que c’eſt Dieu qui me revele cela, ou bien je ne vois rien. La queſtion ſe réduit donc à ſavoir comment je connois, que c’eſt Dieu qui me revele cela, que cette impreſſion eſt fait ſur mon Ame par ſon Saint Eſprit, & que je ſuis par conſéquent obligé de la ſuivre. Si je ne connois pas cela, mon aſſûrance eſt ſans fondement, quelque grande qu’elle ſoit, & toute la lumiére dont je prétens être éclairé, n’eſt qu’Enthouſiaſme. Car ſoit que la Propoſition qu’on ſuppoſe revelée ſoit en elle-même évidemment véritable, ou viſiblement probable, ou incertaine, à en juger par les voyes ordinaires de la Connoiſſance, la vérité qu’il faut établir ſolidement & prouver évidemment, c’eſt que Dieu a revelé cette Propoſition, & que ce que je prens pour Revelation a été mis certainement dans mon Eſprit par lui-même, & que ce n’eſt pas une illuſion qui y ait été inſinuée par quelque autre Eſprit, ou excitée par ma propre fantaiſie. Car, ſi je ne me trompe, ces gens-là prennent une telle choſe pour vraye, parce qu’ils préſument que Dieu l’a revelée. Cela étant, ne leur eſt-il pas de la derniére importance d’examiner ſur quel fondement ils préſument que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu ? Sans cela, leur confiance ne ſera que pure préſomption ; & cette lumiére dont ils ſont ſi fort éblouïs, ne ſera autre choſe qu’un Feu follet qui mes promenera ſans ceſſe autour de ce cercle, C’eſt une Revelation parce que je le croi fortement, & je le croi parce que c’eſt une Revelation.

§. 11.L’Enthouſiaſme ne ſauroit prouver qu’une Propoſition vient de Dieu. A l’égard de tout ce qui eſt de revelation divine, il n’eſt pas néceſſaire de le prouver autrement qu’en faiſant voir que c’eſt véritablement une inſpiration qui vient de Dieu, car cet Etre qui eſt tout bon & tout ſage ne peut ni tromper ni être trompé. Mais comment pourrons-nous connoître qu’une Propoſition que nous avons dans l’Eſprit, eſt une vérité que Dieu nous a inſpirée, qu’il nous a revelée, qu’il expoſe lui-même à nos yeux, & que pour cet effet nous devons croire ? C’eſt ici que que l’Enthouſiaſme manque d’avoir l’évidence à laquelle il prétend. Car les perſonnes prévenuës de cette imagination ſe glorifient d’une lumiére qui les éclaire, à ce qu’ils diſent, & qui leur communique la connoiſſance de telle ou telle vérité. Mais s’ils connoiſſent que c’eſt une vérité, ils doivent le connoître ou par ſa propre évidence, ou par les preuves naturelles qui le démontrent viſiblement. S’ils voyent & connoiſſent que c’eſt une vérité par l’une de ces deux voyes, ils ſuppoſent en vain que c’eſt une Revelation ; car ils connoiſſent que cela eſt vrai par la même voye que tout autre homme le peut connoître naturellement ſans le ſecours de la Revelation, puiſque c’eſt effectivement ainſi que toutes les véritez que des hommes non-inſpirez viennent à connoître, entrent dans leurs Eſprits & s’y établiſſent de quelque eſpèce qu’elles ſoient. S’ils diſent qu’ils ſavent que cela eſt vrai, parce que c’eſt une Revelation émanée de Dieu, la raiſon eſt bonne : mais alors on leur demandera, comment ils viennent à connoître que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu. S’ils diſent qu’ils le connoiſſent par la lumiére que la choſe porte en elle, lumiére qui brille, qui éclatte dans leur Ame & à laquelle ils ne ſauroient réſiſter, je les prierai de conſiderer ſi cela ſignifie autre choſe que ce que nous avons déja remarqué, ſavoir, Que c’eſt une Revelation parce qu’ils croyent fortement qu’il eſt véritable ; toute la lumiére dont ils parlent, n’étant qu’une perſuaſion fortement établie dans leur Eſprit, mais ſans aucun fondement que c’eſt une vérité. Car pour des fondemens raiſonnables, tirez de quelque preuve qui montre que c’eſt une vérité, ils doivent reconnoître qu’ils n’en ont point ; parce que, s’ils en ont, ils ne le reçoivent plus comme une Revelation, mais ſur les fondemens ordinaires ſur leſquels on reçoit d’autres véritez : & s’ils croyent qu’il eſt vrai parce que c’eſt une Revelation, & qu’ils n’ayent point d’autre raiſon pour prouver que c’eſt une Revelation ſinon qu’ils ſont pleinement perſuadez qu’il eſt véritable ſans aucun autre fondement que cette même perſuaſion, ils croyent que c’eſt une Revelation ſeulement parce qu’ils croyent fortement que c’eſt une Revelation ; ce qui eſt un fondement très-peu ſûr pour s’y appuyer, tant à l’égard de nos opinions qu’à l’égard de notre conduite. Et je vous prie, quel autre moyen peut être plus propre à nous précipiter dans les erreurs & dans mes mépriſes les plus extravagantes, que de prendre ainſi notre propre Fantaiſie pour notre ſuprême & unique guide, & de croire qu’une Propoſition eſt véritable, qu’une action eſt droite, ſeulement parce que nous le croyons ? La force de nos perſuaſions n’eſt nullement une preuve de leur rectitude. Les choſes courbées peuvent être auſſi roides & difficiles à plier que celles qui ſont droites ; & les hommes peuvent être auſſi déciſifs à l’égard de l’Erreur qu’à l’égard de la Vérité. Et comment ſe formeroient autrement ces Zèles intraitables dans des Partis différens & directement oppoſez ? En effet, ſi la lumiére que chacun croit être dans ſon Eſprit, & qui dans ce cas n’eſt autre choſe que la force de ſa propre perſuaſion, ſi cette lumiére, dis-je, eſt une preuve que la choſe dont on eſt perſuadé, vient de Dieu, des opinions contraires peuvent avoir le même droit de paſſer pour des Inſpirations ; & Dieu ne ſera pas ſeulement le Pére de la Lumiére, mais de Lumiéres diametralement oppoſées qui conduiſent les hommes dans des routes contraires ; de ſorte que des Propoſitions contradictoires ſeront des véritez divines, ſi la force de l’aſſurance, quoi que deſtituée de fondement, peut prouver qu’une Propoſition eſt une Revelation divine.

§. 12.La force de perſuaſion ne prouve point qu’une Propoſition vienne de Dieu. Cela ne ſauroit être autrement, tandis que la force de la perſuaſion eſt établie pour cauſe de croire, & qu’on regarde la confiance d’avoir raiſon comme une preuve de la vérité de ce qu’on veut ſoûtenir. S. Paul lui-même croyait bien faire, & être appellé à faire ce qu’il faiſoit quand il perſecutoit les Chrétiens, croyant fortement qu’ils avoient tort. Cependant c’étoit lui qui ſe trompoit, & non pas les Chrétiens. Les gens de bien ſont toûjours hommes, ſujets à ſe méprendre, & ſouvent fortement engagez dans des erreurs qu’ils prennent pour autant de véritez divines qui brillent dans leur Eſprit avec le dernier éclat.

§. 13.Une lumiére dans l’Eſprit, ce que c’eſt. Dans l’Eſprit la lumiére, la vraye lumiére n’eſt ou ne peut être autre choſe que l’évidence de la vérité de quelque Propoſition que ce ſoit ; & ſi ce n’eſt pas une Propoſition évidente par elle-même, toute la lumiére qu’elle peut avoir, vient de la clarté & de la validité des preuves ſur leſquelles on la reçoit. Parler d’aucune autre lumiére dans l’Entendement, c’eſt s’abandonner aux ténèbres ou à la puiſſance du Prince des ténèbres & ſe livrer ſoi-même à l’illuſion, de notre propre conſentement, pour croire le menſonge. Car ſi la force de la perſuaſion eſt la lumiére qui nous doit ſervir de guide, je demande comme on pourra diſtinguer entre les illuſions de Sathan & les inſpirations du S. Eſprit. Ceux qui ſont conduits par ce Feux follet, le prennent auſſi fermement pour une vraye illumination, c’eſt-à-dire, ſont auſſi fortement perſuadez qu’ils ſont éclairez par l’Eſprit de Dieu, que ceux que l’Eſprit divin éclaire veritablement. Ils acquieſcent à cette fauſſe lumiére, ils y prennent plaiſir, ils la ſuivent par-tout où elle les entraîne ; & perſonne ne peut être ni plus aſſûré, ni plus dans le parti de la Raiſon qu’eux, ſi l’on s’en rapporte à la force de leur propre perſuaſion.

§. 14.C’eſt la Raiſon qui doit juger de la vérité de la Revelation. Par conſéquent, celui qui ne voudra pas donner tête baiſſée dans toutes les extravagances de l’illuſion & de l’erreur, doit mettre à l’épreuve cette lumiére intérieure qui ſe préſente à lui pour lui ſervir de guide. Dieu ne détruit pas l’homme en faiſant un Prophete. Il lui laiſſe toutes ſes Facultez dans leur état naturel, pour qu’il puiſſe juger ſi les Inſpirations qu’il ſent en lui-même ſont d’une origine divine, ou non. Dieu n’éteint point la lumiére naturelle d’une perſonne lorſqu’il vient à éclairer ſon Eſprit d’une lumiére ſurnaturelle. S’il veut nous porter à recevoir la vérité d’une Propoſition, ou il nous fait voir cette vérité par les voyes ordinaires de la Raiſon naturelle, ou bien il nous donne à connoître que c’eſt une vérité que ſon Autorité nous doit faire recevoir, & il nous convainc qu’elle vient de lui, & cela par certaines marques auxquelles la Raiſon ne ſauroit ſe méprendre. Ainſi, la Raiſon doit être notre dernier Juge & notre dernier Guide en toute choſe. Je ne veux pas dire par-là que nous devions conſulter la Raiſon & examiner ſi une Propoſition que Dieu a revelée, peut être démontrée par des Principes naturels, & que ſi ellle ne peut l’être, nous ſoyons en droit de la rejetter ; mais je dis que nous devons conſulter la Raiſon pour examiner par ſon moyen ſi c’eſt une Revelation qui vient de Dieu, ou non. Et ſi la Raiſon trouve que c’eſt une Revelation divine, dès-lors la Raiſon ſe déclare auſſi fortement pour elle que pour aucune autre vérité, & en fait une de ſes Règles. Du reſte il faut que chaque imagination qui frappe vivement notre fantaiſie paſſe pour une inſpiration, ſi nous ne jugeons de nos perſuaſions que par la forte impreſſion qu’elles font ſur nous. Si, dis-je, nous ne laiſſons point à la Raiſon le ſoin d’en examiner la vérité par quelque choſe d’exterieur à l’égard de ces perſuaſions mêmes, les Inſpirations & les Illuſions, la Vérité & la Fauſſeté auront une même meſure, & il ne ſera pas poſſible de les diſtinguer.

§. 15.La Croyance ne prouve pas la Revelation. Si cette lumiére intérieure ou quelque Propoſition que ce ſoit, qui ſous ce titre paſſe pour inſpirée dans notre Eſprit, ſe trouve conforme aux Principes de la Raiſon ou à la Parole de Dieu, qui eſt une Revelation atteſtée ; en ce cas-là nous avons la Raiſon pour garant, & nous pouvons recevoir cette lumiére pour véritable & la prendre pour Guide tant à l’égard de notre croyance qu’à l’égard de nos actions. Mais ſi elle ne reçoit ni témoignage ni preuve d’aucune de ces Règles, nous ne pouvons point la prendre pour une Revelation, ni même pour une vérité, juſqu’à ce que quelque autre marque différente de la croyance où nous ſommes que c’eſt une Revelation, nous aſſûre que c’eſt effectivement une Revelation. Ainſi nous voyons que les Saints hommes qui recevoient des revelations de Dieu, avoient quelque autre preuve que la lumiére intérieure qui éclattoit dans leurs Eſprits, pour les aſſûrer que ces Revelations venoient de la part de Dieu. Ils n’étoient pas abandonnez à la ſeule perſuaſion que leurs perſuaſions venoient de Dieu ; mais ils avoient des ſignes extérieurs qui les aſſûroient, que Dieu étoit l’Auteur de ces Revelations ; & lorſqu’ils devoient en convaincre les autres, ils recevoient un pouvoir particulier pour juſtifier la vérité de la commiſſion qui leur avoit été donnée du Ciel, & pour certifier par des ſignes viſibles l’autorité du meſſage dont ils avoient été chargez de la part de Dieu. Moïſe vit un Buiſſon qui brûloit ſans ſe conſumer, & entendit une voix du milieu du Buiſſon. C’étoit là quelque choſe de plus qu’un ſentiment intérieur d’une impulſion qui l’entraînoit vers Pharaon pour pouvoir tirer ſes fréres hors d’Égypte ; cependant il ne crut pas que cela ſuffît pour aller en Égypte avec cet ordre de la part de Dieu, juſqu’à ce que par un autre Miracle ſa Verge changée en Serpent, Dieu l’eût aſſûré du pouvoir de confirmer ſa miſſion par le même miracle repeté devant ceux auxquels ils étoit envoyé. Gedeon fut envoyé par un Ange pour délivrer le peuple d’Iſraël du joug des Madianites ; cependant il demanda un ſigne pour être convaincu que cette commiſſion lui étoit donnée de la part de Dieu. Ces exemples & autres ſemblables qu’on peut remarquer à l’égard des Anciens Prophetes, ſuffiſent pour faire voir qu’ils ne croyoient pas qu’une vûë intérieure ou une perſuaſion de leur Eſprit, ſans aucune autre preuve, fût une aſſez bonne raiſon pour les convaincre que leur perſuaſion venoit de Dieu, quoi que l’Ecriture ne remarque pas par-tout qu’ils ayent demandé ou reçu de telles preuves.

§. 16. Au reſte, dans tout ce que je viens de dire, j’ai été fort éloigné de nier que Dieu ne puiſſe illuminer, ou qu’il n’illumine même quelquefois l’Eſprit des hommes pour leur faire comprendre certaines véritez ou pour les porter à de bonnes actions par l’influence & l’aſſiſtance immédiate du Saint Eſprit, ſans aucuns ſignes extraordinaires qui accompagnent cette influence. Mais auſſi dans ces cas nous avons la Raiſon & l’Ecriture, deux Règles infaillibles, pour connoître ſi ces illuminations viennent de Dieu ou non. Lorſque la vérité que nous embraſſons, ſe trouve conforme à la Revelation écrite, ou que l’action que nous voulons faire, s’accorde avec ce que nous dicte la droite Raiſon ou l’Ecriture Sainte, nous pouvons être aſſûrez que nous ne courons aucun riſque de la regarder comme inſpirée de Dieu, parce qu’encore que ce ne ſoit peut-être pas une Revelation immédiate, inſtillée dans nos Eſprits par une opération extraordinaire de Dieu, nous ſommes pourtant ſûrs qu’elle eſt authentique par ſa conformité avec la vérité que nous avons reçue de Dieu. Mais ce n’eſt point la force de la perſuaſion particuliére que nous ſentons en nous-mêmes qui peut prouver que c’eſt une lumiére ou un mouvement qui vient du Ciel. Rien ne peut le faire que la Parole de Dieu écrite, ou la Raiſon, cette règle qui nous eſt commune avec tous les hommes. Lors donc qu’une opinion ou une action eſt autoriſée expreſſément par la Raiſon ou par l’Ecriture, nous pouvons la regarder comme fondée ſur une autorité divine ; mais jamais la force de notre perſuaſion ne pourra par elle-même lui donner cette empreinte. L’inclination de notre Eſprit peut favoriſer cette perſuaſion autant qu’il lui plairra, & faire voir que c’eſt l’objet particulier de notre tendreſſe, mais elle ne ſauroit prouver que ce ſoit une production du Ciel & d’une origine divine.

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