ENSEIGNEMENT MORAL ET CIVIQUE
RESSOURCES philosophiques
de l'académie de Créteil
« S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » ROUSSEAU


La société
Du portrait au selfie




DIFFERENTS AUTOPORTRAITS
En 1999 l’artiste Philippe Parreno réalise une vidéo dans laquelle le personnage Annlee affirme que son identité se résume à une image. Une image de son visage et de son buste soumise explicitement à l’imaginaire de celui ou celle qui la regarde. En entrant dans l’espace clos de la projection, le visiteur la découvre sur un grand écran ; elle l’interpelle et s’adresse directement à lui. Cette proximité rappelle l’effet d’intimité recherché par la réalisation et la diffusion des selfies.
Tenir à bout de bras son appareil et se prendre en photo rappelle l’amour exclusif de Narcisse pour sa propre image, évoqué dès l’Antiquité. Pourtant, cette intention égocentrique, nécessaire pour s’accepter, s’inscrit dans la tradition de l’autoportrait : dans ce genre artistique, représentation et invention de soi sont liées et influencées par la volonté de correspondre ou non aux regards des autres.
Cela aboutit au questionnement :
Par exemple, au XVIIe siècle, le peintre néerlandais Rembrandt multiplie les autoportraits, notamment pour se faire reconnaitre auprès d’éventuels collectionneurs. De nombreuses artistes peintres, dès le XVIe siècle, donnent à voir leur propre corps comme autant de déclarations d’émancipation. Depuis les années 1960, le photographe américain Lee Friedlander utilise l’autoportrait, seul ou en famille. Il s’amuse à montrer que le dévoilement de soi peut passer par la mise en scène de sa propre disparition, grâce à des jeux d’ombres et de reflets. À partir des années 1990, la vidéaste américaine Sadie Benning documente avec sa caméra pour enfant la découverte et l’affirmation de son homosexualité : elle participe ainsi à une forme d’activisme qui utilise l’expérience personnelle pour défendre de larges causes comme le féminisme et le droit à la différence.
Partager son image, pour le meilleur comme pour le pire
Le besoin de partage est la condition sans laquelle un selfie ne serait pas un selfie. L’autoportrait produit est destiné à la diffusion, plus ou moins massive, sur les réseaux sociaux afin de susciter les vues et les commentaires. Comme l’explique la psychanalyste Simone Korff-Sausse lorsqu’elle aborde le succès du selfie chez les adolescents, ce type d’image pose les questions du « qui suis-je ? » et du « comment me voyez-vous ? » La présentation de soi dans un selfie répond à une mise en scène : « l’identité en ligne » se construit en fonction des codes partagés par la communauté pour laquelle se destine l’autoportrait. Le développement d’internet et la possession de plus en plus répandue des smartphones ont donc facilité, voire encouragé, l’assouvissement de ce désir de reconnaissance propre à l’être humain ; ils ont également multiplié les regards possibles et les injonctions de styles et de comportements.
C’est ce que mettent en évidence les images de Excellences and Perfections (2014), réalisées par l’artiste argentine Amalia Ulman et exposées à la Tate Modern de Londres en 2016. Représentant trois personnages différents – caractéristiques de jeunes femmes sur Instagram – ces photos, au départ diffusées en ligne, attirent l’attention sur des stéréotypes auxquels se conforment les utilisateurs pour plaire au réseau.
En 2014, l’artiste appropriationniste américain Richard Prince fait des captures d’écran d’autoportraits de jeunes femmes anonymes ou de stars postés sur Instagram, sur lesquels il a laissé un commentaire souvent déplacé. L’exposition New Portraits et la vente de ses images, pour la plupart véhiculant des clichés sexistes, ont réactivé les questionnements juridiques suscités par la copie et la récupération dans l’art. Elles ont également dynamisé le débat sur l’exploitation du droit à l’image et actualisé la notion d’espace public à l’heure d’internet.
En pénétrant dans l’espace de l’installation vidéo de Philippe Parreno, le visiteur active une relation déterminante pour Annlee : sans regard, sans écoute, elle n’existerait pas. Ce lien fondamental qui nous relie aux autres explique le succès des selfies et l’impact puissant du réseau, tant pour s’affirmer comme individu que pour s’attacher à une communaurté
Mythe de Narcisse (III, 339-355)
Bientôt devenu célèbre dans la Béotie, toujours consulté, il rendit toujours des oracles certains. La blonde Liriope fit la première épreuve de son adresse à pénétrer dans l'obscur avenir. C'est elle dont le Céphise arrêta les pas dans ses flots tortueux, elle qu'il soumit à sa violence, et qu'il rendit mère d'un enfant si beau, que les Nymphes l'aimaient déjà dès sa plus tendre enfance. Narcisse était son nom. Tirésias, interrogé si cet enfant atteindrait une longue vieillesse : "Il l'atteindra, répondit-il, s'il ne se connaît pas". Cet oracle parut longtemps frivole et mensonger; mais l'aventure et le genre de mort de Narcisse, et son fatal délire, l'ont trop bien expliqué.
Déjà le fils de Céphise venait d'ajouter une année à son quinzième printemps : il réunissait les charmes de l'enfance aux fleurs de la jeunesse. Les Nymphes voulurent lui plaire; plusieurs jeunes Béotiens recherchèrent son amitié; mais à des grâces si tendres il joignait tant de fierté, qu'il rejeta tous les vœux qui lui furent adressés.
Écho (III, 336-510)
Écho le vit un jour qu'il poussait des cerfs timides dans ses toiles, Écho, qui ne peut se taire quand les autres parlent, qui pourtant jamais ne parla la première : elle était alors une nymphe, et non une simple voix; et cependant dès lors, quoique nymphe causeuse, sa voix ne lui servait qu'à redire, comme aujourd'hui, les derniers mots qu'elle avait entendus. C'était un effet de la vengeance de Junon. Cette déesse aurait souvent surpris dans les montagnes son époux infidèle; mais Écho l'arrêtait longtemps par ses discours, et donnait aux Nymphes le temps de s'échapper. La fille de Saturne ayant enfin connu cet artifice : "Cette langue qui m'a trompée perdra, dit-elle, de son pouvoir, et tu n'auras plus le libre usage de ta voix". L'effet suivit la menace, et depuis ce jour Écho ne peut que répéter le son et doubler la parole.
[370] Elle vit Narcisse chassant dans les forêts. Elle le vit et l'aima. Depuis elle suit secrètement ses pas. Plus près elle est de lui, plus s'accroît son amour. Tel le soufre léger attire et reçoit la flamme qui l'approche. Ô combien de fois elle désira lui adresser des discours passionnés, et y joindre de tendres prières ! Mais l'état où Junon l'a réduite lui défend de commencer; tout ce qu'il permet du moins elle est prête à l'oser. Elle écoutera la voix de Narcisse, et répétera ses accents.
Un jour que dans les bois il se trouvait écarté de sa suite fidèle il s'écrie : Quelqu'un est-il ici près de moi ? Écho répond, Moi. Narcisse s'étonne, il regarde autour de lui, et dit d'une voix forte, Venez ! Écho redit, Venez! Il regarde encore, et personne ne s'offrant à ses regards, Pourquoi, s'écrie-t-il, me fuyez-vous ? Écho reprend, Me fuyez-vous ? Trompé par cette voix prochaine, Joignons-nous, dit Narcisse. Écho, dont cette demande vient de combler tous les vœux, répète, Joignons-nous : et soudain, interprétant ces paroles au gré de ses désirs, elle sort du taillis. Elle avançait les bras tendus; mais il s'éloigne, il fuit, et se dérobant à ses embrassements : Que je meure, dit-il, avant que d'être à toi ! Et la Nymphe ne répéta que ces mots, être à toi !
[393] Écho méprisée se retire au fond des bois. Elle cache sous l'épais feuillage la rougeur de son front, et depuis elle habite dans des antres solitaires. Mais elle n'a pu vaincre son amour; il s'accroît irrité par les mépris de Narcisse. Les soucis vigilants la consument; une affreuse maigreur dessèche ses attraits; toute l'humide substance de son corps s'évapore: il ne reste d'elle que les os et la voix. Bientôt ses os sont changés en rochers. Cachée dans l'épaisseur des forêts, la voix d'Écho répond toujours à la voix qui l'appelle; mais nul ne peut voir cette Nymphe infortunée, et ce n'est plus maintenant qu'un son qui vit encore en elle.
Les autres Nymphes qui habitent les monts ou les fontaines éprouvèrent aussi les dédains de Narcisse. Mais enfin une d'elles, élevant vers le ciel des mains suppliantes, s'écria dans son désespoir : "Que le barbare aime à son tour sans pouvoir être aimé" ! Elle dit; et Rhamnusie exauça cette juste prière.
[407] Près de là était une fontaine dont l'eau pure, argentée, inconnue aux bergers, n'avait jamais été troublée ni par les chèvres qui paissent sur les montagnes, ni par les troupeaux des environs. Nul oiseau, nulle bête sauvage, nulle feuille tombée des arbres n'avait altéré le cristal de son onde. Elle était bordée d'un gazon frais qu'entretient une humidité salutaire; et les arbres et leur ombre protégeaient contre l'ardeur du soleil la source et le gazon. C'est là que, fatigué de la chasse et de la chaleur du jour, Narcisse vint s'asseoir, attiré par la beauté, la fraîcheur, et le silence de ces lieux. Mais tandis qu'il apaise la soif qui le dévore, il sent naître une autre soif plus dévorante encore. Séduit par son image réfléchie dans l'onde, il devient épris de sa propre beauté. Il prête un corps à l'ombre qu'il aime : il s'admire, il reste immobile à son aspect, et tel qu'on le prendrait pour une statue de marbre de Paros. Penché sur l'onde, il contemple ses yeux pareils à deux astres étincelants, ses cheveux dignes d'Apollon et de Bacchus, ses joues colorées des fleurs brillantes de la jeunesse, l'ivoire de son cou, la grâce de sa bouche, les roses et les lis de son teint : il admire enfin la beauté qui le fait admirer. Imprudent ! il est charmé de lui-même : il est à la fois l'amant et l'objet aimé; il désire, et il est l'objet qu'il a désiré; il brûle, et les feux qu'il allume sont ceux dont il est consumé. Ah ! que d'ardents baisers il imprima sur cette onde trompeuse ! combien de fois vainement il y plongea ses bras croyant saisir son image ! Il ignore ce qu'il voit; mais ce qu'il voit l'enflamme, et l'erreur qui flatte ses yeux irrite ses désirs.
[432] Insensé ! pourquoi suivre ainsi cette image qui sans cesse te fuit ? Tu veux ce qui n'est point. Éloigne-toi, et tu verras s'évanouir le fantastique objet de ton amour. L'image qui s'offre à tes regards n'est que ton ombre réfléchie; elle n'a rien de réel; elle vient et demeure avec toi; elle disparaîtrait si tu pouvais toi-même t'éloigner de ces lieux. Mais ni le besoin de nourriture, ni le besoin de repos ne peuvent l'en arracher.
Étendu sur l'herbe épaisse et fleurie, il ne peut se lasser de contempler l'image qui l'abuse; il périt enfin par ses propres regards. Soulevant sa tête languissante, et tendant les bras, il adresse ces plaintes aux forêts d'alentour :
"Ô vous dont l'ombre fut si souvent favorable aux amants, vîtes-vous un amant plus malheureux que moi ? et depuis que les siècles s'écoulent sur vos têtes, connûtes-vous des destins si cruels ? L'objet que j'aime est près de moi; je le vois, il me plaît; et, tant est grande l'erreur qui me séduit, en le voyant je ne puis le trouver : et pour irriter ma peine, ce n'est ni l'immense océan qui nous sépare; ce ne sont ni des pays lointains, ni des montagnes escarpées, ni des murs élevés, ni de fortes barrières : une onde faible et légère est entre lui et moi ! lui-même il semble répondre à mes désirs. Si j'imprime un baiser sur cette eau limpide, je le vois soudain rapprocher sa bouche de la mienne. Je suis toujours près de l'atteindre; mais le plus faible obstacle nuit au bonheur des amants.
[454] "Ô toi, qui que tu sois, parais ! sors de cette onde, ami trop cher ! Pourquoi tromper ainsi mon empressement, et toujours me fuir ? Ce n'est ni ma jeunesse ni ma figure qui peuvent te déplaire : les plus belles Nymphes m'ont aimé. Mais je ne sais quel espoir soutient encore en moi l'intérêt qui se peint sur ton visage ! Si je te tends les bras, tu me tends les tiens; tu ris si je ris; tu pleures si je pleure; tes signes répètent les miens; et si j'en puis juger par le mouvement de tes lèvres, tu réponds à mes discours par des accents qui ne frappent point mon oreille attentive.
"Mais où m'égarai-je? je suis en toi, je le sens : mon image ne peut plus m'abuser; je brûle pour moi-même, et j'excite le feu qui me dévore. Que dois-je faire ? faut-il prier, ou attendre qu'on m'implore ? Mais qu'ai-je enfin à demander ? ne suis-je pas le bien que je demande ? Ainsi pour trop posséder je ne possède rien. Que ne puis-je cesser d'être moi-même ! Ô vœu nouveau pour un amant ! je voudrais être séparé de ce que j'aime ! La douleur a flétri ma jeunesse. Peu de jours prolongeront encore ma vie : je la commençais à peine et je meurs dans mon printemps ! Mais le trépas n'a rien d'affreux pour moi; il finira ma vie et ma douleur. Seulement je voudrais que l'objet de ma passion pût me survivre; mais uni avec moi il subira ma destinée; et mourant tous deux nous ne perdrons qu'une vie".
[474] Il dit, et retombant dans sa fatale illusion, il retourne vers l'objet que l'onde lui retrace. Il pleure, l'eau se trouble, l'image disparaît; et croyant la voir s'éloigner : "Où fuis-tu, s'écria-t-il, cruel ? je t'en conjure, arrête, et ne quitte point ton amant; ah ! s'il ne m'est permis de m'unir à toi, souffre du moins que je te voie, et donne ainsi quelque soulagement à ma triste fureur".
À ces mots il déchire sa robe, découvre et frappe son sein qui rougit sous ses coups. Telle la pomme à sa blancheur mélange l'incarnat; telle la grappe à demi colorée se peint de pourpre aux rayons du soleil. Mais l'onde est redevenue transparente; Narcisse y voit son image meurtrie. Soudain sa fureur l'abandonne; et, comme la cire fond auprès d'un feu léger; ou comme la rosée se dissipe aux premiers feux de l'astre du jour : ainsi, brûlé d'une flamme secrète, l'infortuné se consume et périt. Son teint n'a plus l'éclat de la rose et du lis; il a perdu cette force et cette beauté qu'il avait trop aimée, cette beauté qu'aima trop la malheureuse Écho.
[494] Quoiqu'elle n'eût point oublié les mépris de Narcisse, elle ne put le voir sans le plaindre. Elle avait redit tous ses soupirs, tous ses gémissements; et lorsqu'il frappait ses membres délicats, et que le bruit de ses coups retentissait dans les airs, elle avait de tous ses coups répété le bruit retentissant. Enfin Narcisse regarde encore son image dans l'onde, et prononce ces derniers mots: Objet trop vainement aimé! Écho reprend: Objet trop vainement aimé! Adieu! s'écria-t-il. Adieu! répéta-t-elle.
Il laisse alors retomber sur le gazon sa tête languissante; une nuit éternelle couvre ses yeux épris de sa beauté. Mais sa passion le suit au séjour des ombres, et il cherche encore son image dans les ondes du Styx. Les Naïades, ses sœurs, pleurèrent sa mort; elle coupèrent leurs cheveux, et les consacrèrent sur ses restes chéris : les Dryades gémirent, et la sensible Écho répondit à leurs gémissements. On avait déjà préparé le bûcher, les torches, le tombeau; mais le corps de Narcisse avait disparu; et à sa place les Nymphes ne trouvèrent qu'une fleur d'or de feuilles d'albâtre couronnée.
Des pièces de monnaie au selfie. Histoire du portrait
Dès l’Antiquité, l’effigie de l’Empereur sur les pièces de monnaies romaines véhicule déjà un visage sur un large territoire. Au XIXe siècle, l’invention de la technique photographique bouscule la peinture et se développe exponentiellement.
La photographie est une reproduction du réel et comme le souligne Pierre Bourdieu, elle « n’interprète pas, elle enregistre » ; elle devient ainsi un vecteur d’identification.
À l’origine réservé à une élite en signe de richesse et de reconnaissance, le portrait devient de plus en plus accessible. Nadar (1820-1910) est célèbre pour la réalisation de nombreux clichés de personnalités d’époque : les postures sont figées par un temps de pose long, le décor neutre est dépouillé d’accessoires. En 1854, Disdéri (1819-1889) dépose le brevet de la photo « carte de visite ». Cette épreuve de petit format se diffuse et connaît un large succès. Le portrait évolue et se met en scène avec des accessoires et mimiques jouées. Au fur et à mesure des progrès techniques (notamment de Kodak et Polaroid), les appareils photographiques permettent à chacun de réaliser les propres images de sa famille, de son quotidien, de ses vacances, etc.
Le chercheur Bertrand Naivin évoque « l’image-minute » qui se détache progressivement du développement du film argentique pour devenir un polaroid obtenu en quelques minutes. Aujourd’hui, le temps de déclenchement et celui du visionnage de l’image numérique sur l’écran sont concomitants. Apparue dans les années 1990, la photographie numérique se développe en même temps qu’un accès à Internet de plus en plus généralisé. Les pratiques de la photographie suivent ces évolutions : le portrait devient omniprésent, l’unique est désormais multiplié, la sphère privée s’élargit à la communauté publique…
Au XXIe siècle, les téléphones portables sont devenus des outils intelligents capables de réaliser de multiples tâches dont la prise de vue photographique. Ainsi, la qualité de l’image, le double objectif, les logiciels de retouches d’images intégrées et la connexion à Internet sont les facteurs clés de l’expansion du selfie. L’intérêt de la photographie numérique est moins son contenu que sa capacité à être partagée sur les écrans avec son entourage (famille, amis, connaissances, etc.). De ce fait, l’image photographique et en particulier le portrait/autoportrait diffusé sur ces réseaux socio-numériques sont devenus des outils de communication, une promotion de soi-même
PORTRAITS ET AUTOPORTRAITS