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mensonge et politique

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rumeur, fake news, mensonge...

la rumeur : histoire d'un mot et d'un jeu

Définir la rumeur

 

  • Francis Bacon Novum Organum 

 

Bacon : la rumeur comme perte d’esprit critique

Si la rumeur plaît, c’est d’abord parce qu’elle est une parole facile à comprendre...

parce qu'éloignée de la parole scientifique

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Il y a aussi les idoles qui naissent, pour ainsi dire, du rapprochement, et de l'association des hommes entre eux ; et, à cause de ce commerce et de cet échange, nous les nommons les idoles de la place publique. Car les hommes s'associent par les discours ; mais les mots qu'ils imposent se règlent sur l'appréhension du commun. De là, ces dénominations pernicieuses et impropres, qui assiègent l'entendement humain de manière si surprenante. Et les définitions, les explications, dont les doctes usent à l'occasion pour s'en prémunir et s'en dégager, ne rétablissent nullement la situation. Mais il est manifeste que les mots font violence à l'entendement, qu'ils troublent tout et qu'ils conduisent les hommes à des controverses et à des fictions innombrables et vaines.

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Mais les idoles de la place publique sont de toutes les plus incommodes ; elles se glissent dans l'entendement à la faveur de l'alliance des mots et des noms avec les choses. Les hommes croient en effet que leur raison commande aux mots. Mais il se fait aussi que les mots retournent et réfléchissent leur puissance contre l'entendement ; effet qui a rendu sophistiques et inactives les sciences et la philosophie. Or les mots sont le plus souvent imposés selon l'appréhension du commun et dissèquent les choses selon les lignes les plus perceptibles à l'entendement commun. Mais qu'un entendement plus pénétrant, qu'une observation plus attentive veuille déplacer ces lignes, afin qu'elles soient plus conformes à la nature, les mots s'y opposent à grand bruit. De là vient que de grandes et imposantes disputes entre les doctes dégénèrent souvent en controverses sur les mots et les noms, alors que ce serait montrer plus de réflexion que de commencer par ces controverses (selon l'usage prudent des mathématiciens) et de les ramener à l'ordre par des définitions. Cependant ces définitions, pour les choses naturelles et matérielles, ne peuvent guérir ce mal, puisque les définitions elles-mêmes sont composées de mots et que les mots engendrent les mots ; en sorte qu'il est nécessaire de revenir aux instances particulières, à leurs séries et leurs ordres, comme nous le montrerons bientôt, quand nous en serons venus au procédé et à la méthode qui permettent d'établir les notions et les axiomes.

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Les idoles que les mots imposent à l'entendement sont de deux sortes : ou ce sont des noms de choses qui n'existent pas (de même en effet qu'il existe des choses qui, faute d'observation, sont privées de noms, de même il existe aussi des noms qui, nés d'une supposition imaginée, sont privés de choses) ; ou ce sont des noms de choses qui existent, mais des noms confus, mal déterminés, abstraits des choses à la légère ou irrégulièrement. Du premier genre sont la fortune, le premier moteur, l'orbe des planètes, l'élément du feu, et les fictions de cette sorte, qui doivent leur origine à des théories creuses et fausses. Et les idoles de ce genre sont les plus aisément chassées, car on peut en finir avec elles, en reniant et en abrogeant résolument ces théories.

Mais l'autre genre est complexe et profondément enraciné, car il est produit par une abstraction fautive et malhabile. À titre d'exemple, prenons un mot quelconque (tel le mot humide) et voyons comment s'accordent les diverses choses qui sont signifiées par l'intermédiaire de ce mot. Nous découvrirons que ce mot humide n'est rien d'autre que la marque confuse de diverses actions qui n'admettent rien de fixe ni de commun. Il signifie en effet : ce qui se répand facilement autour d'un autre corps ; ce qui est en soi indéterminable et ne peut avoir de consistance ; ce qui cède facilement de partout ; ce qui se divise et se disperse facilement ; ce qui facilement s'unit et s'assemble ; ce qui facilement s'écoule et est mis en mouvement ; ce qui facilement s'attache à un autre corps et le mouille ; ce qui facilement se réduit à l'état liquide, se liquéfie, étant auparavant à l'état solide. C'est pourquoi, lorsqu'on en vient à appliquer ce nom et à le prédiquer, on dira en un sens que la flamme est humide, en un autre sens que l'air n'est pas humide, qu'une fine poussière est humide ou encore que le verre est humide. En sorte qu'il est aisé de voir qu'on s'est contenté d'abstraire cette notion à partir de l'eau et des liquides communs et ordinaires, sans réflexion et sans les vérifications nécessaires.

Les mots présentent cependant des degrés dans la difformité et l'erreur. Le genre le moins vicieux est celui des noms de substance, surtout ceux des espèces qui sont dernières et bien dégagées (car la notion de craie, de boue, est bonne, celle de terre est mauvaise). Pire est le genre des actions telles qu'engendrer, corrompre, altérer. Mais le genre le plus vicieux est celui des qualités (les objets immédiats des sens exceptés) telles que lourd, léger, ténu, dense, etc. Et, cependant, dans tous ces cas, il ne laisse pas d'arriver que certaines notions soient un peu meilleures que d'autres, en proportion de l'abondance des choses qui tombent sous les sens de l'homme.

source : « Elle court, elle court la rumeur », Sens-Dessous, 2011/2 (N° 9), p. 83-91. DOI : 10.3917/sdes.009.0083. URL : https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2011-2-page-83.htm

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Quelles difficultés soulève le terme de rumeur ?

Aidez-vous du texte pour répondre à la question.

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[...] il est intéressant de constater que le concept de rumeur a une histoire qui ne recoupe pas l’histoire du mot, que les deux se sont dissociés à un moment donné. Disons que le mot existe depuis toujours quasiment, et dans presque toutes les langues. Il désigne un ensemble de bruit très confus, très sourds, très différents dans leur origine.

5On voit également que le mot rumeur s’approche du « on-dit » et du « qu’en dira-t-on », et que, partout, il est synonyme de « réputation », dans le lexique grec comme dans le lexique latin. Effectivement, dans la langue française d’aujourd’hui, on peut encore utiliser l’un pour l’autre relativement facilement. Mais il y a eu une cassure, une surprise. Quelque chose s’est passé au début du xxe siècle. Selon mes hypothèses, on peut remonter précisément à 1902, date de publication d’un texte princeps. On trouvera peut-être des textes antérieurs, mais disons qu’en 1902 la première théorie scientifique de la rumeur voit le jour, fondée sur une évidence, ou même au-delà de l’évidence, sur quelque chose de l’ordre du … jeu d’enfant. Oui, il s’agit de ce que l’on appelle le « jeu du téléphone », ce jeu du « passe à ton voisin » qu’on voit dans toutes les colonies de vacance, et qui est très drôle, très efficace, et qui marche si bien qu’on le pratique désormais dans tous les cours universitaires liés de près ou de loin à la représentation du fonctionnement de la société. Le mérite de Louis William Stern, auteur de ce texte en 1902, et par là créateur (involontaire) du concept moderne de rumeur, est d’avoir « scientificisé » ce concept, normalisé la procédure de diffusion-déformation de l’information, de l’avoir écrite, d’en avoir fait des petites fiches.

6À partir de ce moment-là, il n’y a plus eu un cours de psychologie sociale, ou de psychologie ou de sociologie, dans lequel on ne réalise l’expérience du « jeu du téléphone », transmuté en expérience scientifique par le seul discours scientifique qui l’accompagne. Dés lors, c’est toujours mon hypothèse, le mot change de registre. À partir du moment où il se voit doté d’une armure de chiffres, d’une carapace scientifique, le concept se voit doté d’une autre acception. Il acquiert le sens que nous lui connaissons : la rumeur est objectivée, la rumeur acquiert des pouvoirs propres comme l’attestent les expressions : « la rumeur tue », « la rumeur détruit », etc. À cela s’ajoute une idée très péjorative, très négative, de la rumeur (liée à l’irrémédiable attrition de détails au cours du jeu du téléphone), tandis que le terme de réputation peut endosser encore les deux valeurs. Voilà donc la grande cassure de 1902. Dans mes textes, j’ai pu ensuite retracer le chemin passionnant du concept à travers le xxe siècle et jusqu’aujourd’hui.

7En ce qui concerne les présupposés qui nous permettent de penser la rumeur aujourd’hui, je crois qu’il faut replacer dans son époque ce qui se passe en 1902 : à la même époque, on « crée » la psychologie expérimentale, bardée de protocoles de recherche ; on invente également la linguistique, et la sociologie (certes plus ancienne mais qui s’arme, se dote, de nombreux concepts nouveaux à ce moment-là). C’est l’époque bénie d’une utopie scientifique forte, du positivisme, d’une croyance dans le progrès, plus forte que jamais. Or il est intéressant de voir que l’intérêt pour la rumeur accompagne fidèlement le positivisme des sciences sociales, des sciences humaines. On le voit très bien avec le concept de « foule » développé une vingtaine d’années auparavant par Gustave Le Bon, qui n’avait pas de scrupules à théoriser la foule comme une entité d’abord féminine, l’accablant de fantasmes de faiblesse et d’inculture, qu’on peut violer à l’envie, qu’on peut manipuler à merci. Bien entendu, la rumeur en devient le parangon, la preuve ultime : « Vous voyez bien que l’on vit dans une société atomisée puisque la rumeur circule, et circule malgré nous, et nous pulvérise. Nous ne sommes rien face à elle, face au discours social… ». C’est un raisonnement tautologique (la rumeur s’appuie sur la foule qui s’appuie sur la rumeur), mais c’est diablement efficace, et ça « prend ». Non sans l’aide de la psychanalyse, qui naît à la même époque : là encore, la rumeur sert de pierre de touche, en tout cas dans sa version socio-psychanalytique. Carl G. Jung va laisser s’installer l’idée que la rumeur est la parole du corps social, une parole cachée, et que derrière toute parole explicite et, somme toute, derrière toute rumeur se cache un deuxième sens, un sens caché à découvrir, à interpréter, à analyser. On a là un présupposé très fort qui explique pourquoi, encore aujourd’hui, on voit des analyses en forme de « clé des songes » : si telle rumeur circule, c’est pour ce qu’elle révèle des fantasmes de notre société, du refoulé, de l’inconscient collectif. Et souvent on vous sert alors une théorie peu éloignée du sens commun, qui en vaut généralement une autre, et qui n’est vraie que parce que la personne qui la donne le croit.

Du mensonge en politique

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