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SOCIETE

Visage : masque et miroir

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Quand le visage devient masque et miroir

 

Dans les vidéos où apparaît Annlee, son visage n’exprime aucune émotion, à tel point qu’il semble recouvert d’un masque lisse, sans traits. Comment se fait-il qu’il reste captivant ? Lorsque les artistes Philippe Parreno et Pierre Huygue décident de le modeler ainsi, ils savent que la vision d’un visage conditionne notre perception de l’autre. Pour quelles raisons ce visage neutre et virtuel reste-t-il identifiable ? Révèle-t-il des aspects de la personnalité d’Annlee ? Lesquels ? Devant la variété des réponses possibles, une hypothèse s’impose : ce visage masque est une page blanche offerte à nos regards, destinée à refléter et synthétiser toutes les visions projetées sur Annlee pour la définir.

 

Le masque et son pouvoir ancestral de métamorphose

Depuis la nuit des temps, les masques sont utilisés pour modifier les rapports qu’entretiennent les êtres humains entre eux et avec leur environnement. Dans les rituels chamaniques, ils servent à invoquer des puissances sacrées ou à allégoriser des émotions et des pulsions, comme la joie, la colère, le désir ou la mort. Au carnaval, ils autorisent un retournement complet des conventions qui règlent la société. Au théâtre, de la Grèce antique aux recherches contemporaines d’Ariane Mnouchkine, en passant par le  ou le Kabuki japonais, ils fixent, voire suppriment les expressions du visage. Ils focalisent ainsi l’attention des spectateurs sur le rôle des personnages dans la narration ; et ils encouragent les comédiens et comédiennes à développer un langage corporel.

Le masque entraîne de multiples bouleversements, à la fois pour le sujet qui le porte comme pour ceux qui le voient. Ces transformations du visage interrogent la nature même de l’être humain : comment se définissent l’individualité et l’appartenance à la communauté ?

 

Détourner la valeur autoritaire du portrait photographique

Avec le développement de la photographie, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la valeur d’autorité du portrait d'identité s’est considérablement accrue. Les caractéristiques de chaque visage, fixées mécaniquement, sont considérées comme les marqueurs de l’identité individuelle et sociale. Dès lors, de nombreux artistes ont récupéré et détourné la puissance normative de ces images en utilisant les pouvoirs du masque et du travestissement : ces outils poétiques et radicaux sont devenus des moyens de proposer et d’affirmer d’autres modèles.

 

Mettre en question les codes genrés

Dès le début du XXe siècle, l’artiste français Marcel Duchamp se maquille et se déguise pour créer Rrose Sélavy, son alter ego féminin, immortalisé grâce aux portraits du photographe américain Man Ray. Comme l’explique en 2015 Anne Tomiche, professeure de littérature, les mises en scène photographiques de cette persona soulignent les artifices de la construction sociale et culturelle du genre. À la même époque, Claude Cahun s’empare du masque pour poser devant l’objectif de sa compagne Marcel Moore. Elle brouille ainsi les frontières entre masculin et féminin et conforte son désir personnel de se voir comme un autre, neutre.

En 1981, Andy Warhol, qui ne cesse d’explorer visuellement les facettes de son identité, collabore avec le photographe Christopher Makos pour réaliser une série de polaroïds dans laquelle il s’assume as a drag.

 

Critiquer les stéréotypes : Cindy Sherman

Au milieu des années 1970 aux États-Unis, l’artiste Cindy Sherman s’approprie des images de femmes largement diffusées par l’industrie culturelle et le divertissement. Dans « Doll clothes » (3’), court film muet en Super-8 de 1975, elle incarne une poupée burlesque occupée à choisir ses vêtements et son maquillage. Puis, entre 1977 et 1980, elle réalise « Untitled Film Stills », une série de 70 photographies inspirées par l’univers du cinéma. Dans chacune des images, sa pose, le décor et la composition évoquent des figures féminines, stéréotypes des films hollywoodiens et européens des années 1950. Depuis, l’ensemble de son travail photographique est caractérisé par ses travestissements en de multiples personnages et le recours à la mascarade ; ses portraits critiques soulignent à quel point les clichés guident nos choix d’apparence extérieure.

 

Devenir un personnage de roman ordinaire : l’album de famille

Ces canons sont si puissants qu’ils imprègnent même des pratiques intimes, comme les photos destinées aux albums de famille. Les codes partagés du sourire obligé, de la pose à côté des proches ou de la fameuse « prise sur le vif » sont considérés, avec les légendes, comme nécessaires à la construction du roman-photo familial. Les 64 photographies de « The Family Album of Lucybelle Crater », réalisées entre 1970 et 1972 par l’artiste américain Ralph Eugene Meatyard, bousculent ces habitudes. Aucun visage n’est reconnaissable puisque toutes les personnes portent un masque : sur chaque image, Madelyn, la femme du photographe, affublée d’un masque de sorcière, pose à côté d’un membre de sa famille ou d’un ami, dont le visage est couvert d’un masque transparent ridé. Sur la dernière photographie de la série – la dernière du diaporama en ouverture de ce texte –, Ralph Eugène Meatyard est en sorcière avec les habits de sa femme, quand cette dernière pose avec le masque « vieillissant ». Dans les légendes, toutes les personnes nommées portent un même et unique nom : Lucybelle Crater. Cette dépersonnalisation fait écho au phénomène de dissolution de l’individu dans la société moderne. Mais pour Ralph Eugene Meatyard, le masque est également un moyen d’universaliser l’être, c’est-à-dire d’en souligner l’humanité partagée par toutes et tous. Enfin, en reproduisant constamment ces deux figures monstrueuses, les regards sur l’image se concentrent finalement sur le décor et le langage corporel : ces éléments significatifs de l’identité sociale comme individuelle sont souvent effacés par la fascination exercée par le visage.

 

Le visage nu comme arme politique

En 1928, les premières cabines photomatons sont installées à Paris. La récupération et le détournement de ces machines par les artistes sont immédiats, comme le retrace le dossier pédagogique publié à l’occasion de l’exposition « Derrière le rideau : l’esthétique du photomaton », au Musée de l’Élysée à Lausanne en 2012. Parmi les nombreuses démarches présentées, certaines s’attaquent aux liens établis entre visage et contrôle politique.

Entre 1928 et 1929, lorsque les artistes et écrivains surréalistes ferment les yeux ou grimacent devant l’objectif automatique, ils matérialisent la libération de leur esprit lors d’un rêve ou d’un état second. Ils renversent ainsi les valeurs sociales dominantes comme la raison ou la productivité. Pour l’écrivain André Breton, les peintres Yves Tanguy ou René Magritte, encourager ces situations devient le symbole de leur engagement révolutionnaire ! Entre les années 1968 et 1970, Arnulf Rainer, proche des Actionnistes viennois, prolonge cette démarche et sonde l’univers de la folie avec ses portraits grimaçants. Dans ce moment où l’Art corporel s’affirme, il rend hommage au style grotesque et encourage à vivre ses émotions jusqu’à leur paroxysme.

À l’inverse, le photographe allemand Thomas Ruff s’inspire de l’esthétique souvent sérieuse et contrôlée de la pose dans la cabine pour réaliser depuis le début des années 1980 des portraits de plus de deux mètres de hauteur. Cette taille démesurée, la pose frontale, l’éclairage puissant et l’absence d’expression des visages ont une valeur critique : le portrait photographique ne permet pas de découvrir l’identité, il s’agit seulement d’une image lisse et normative qui obéit à une construction codifiée.

 

Que reflète le visage d’Annlee ?

Qu’il soit masqué, maquillé, ou complètement nu, le visage ne perd jamais son pouvoir d’attraction. Le voir complètement ou partiellement, avec ou sans détails physionomiques, conditionne la nature des échanges entre les êtres. Philippe Parreno et Pierre Huygue ouvrent le champ des possibles : le visage neutre et virtuel agit comme un miroir et reflète ce que nous y projetons.

L’identité peut-elle être réduite au genre ou au physique ? Comment affirmer une position singulière tout en étant reconnu et accepté par les autres ? Où trouver sa place dans une société où l’être humain est parfois considéré comme un objet interchangeable ?

Humanoïde numérique, Annlee perturbe les classifications : il se situe dans un entre-deux, au croisement entre le masculin et le féminin, entre le vivant et la machine, entre l’individu et le modèle reproductible. Tenter de le définir incite à réfléchir aux notions sociales et politiques d’individu et de collectif : comme tout être, il évolue en interaction profonde avec son environnement. En s’exprimant depuis un espace numérique, dans un temps potentiellement infini, il défie la mort et nous renvoie sans cesse à notre condition éphémère.

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