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Prendre du recul

il ne s'agit pas d'adhérer à des valeurs qui restent extérieures

SECONDE : Exprimer ses émotions en les qualifiant, de manière précise et nuancée. Enrichir son lexique.  Respecter les émotions d’autrui et les comprendre.
 

PREMIERE : S’adapter au récepteur, à la situation de communication dans un souci de respect d’autrui.
 

TERMINALE : Identifier et analyser ses émotions et celles des autres pour s’exprimer en en tenant compte, avec distance et nuance.
SOURCE / https://eduscol.education.fr/1761/programmes-et-ressources-en-enseignement-moral-et-civique-voie-professionnelle

travailler sur des exemples qui montrent les conséquences de la précipitation irréfléchie

Exemple le discours amoureux

 L'exemple du tissage comme attente chez Pénélope  

  • - la colère vue par Sénèque

 

 

Le cyclope et le non-humain

Ulysse et Polyphème

L'intempérance de Circé

Lire le texte du livre X de L'Odyssée et expliquer le sens des excès de Circée 

La colère irréfléchie

Pseudo-Héraclite (Ier siècle après JC) - Allégorie d'Homère, 72, 4 - 73, 1-13

Ἀμέλει τὸ πρῶτον ἐκ τῆς νεὼς ἀνιόντι καὶ πλησίον ὄντι τοῖς προθύροις Ἑρμῆς ἐφίσταται, τουτέστιν ὁ ἔμφρων λόγος [...] Καὶ κατ’ ἀρχὰς μὲν ὑπ’ ὀργῆς τε καὶ λύπης ὧν ἐπύθετο φερόμενος ἀκρίτως ἐνθουσιᾷ. Κατὰ μικρὸν δ’ ἐκείνων τῶν παθῶν μαραινομένων ὑπαναλύεται τὸ μετὰ τοῦ συμφέροντος εὐλόγιστον, ὅθεν

Ἑρμείας χρυσόρραπις ἀντεβόλησεν

αὐτῷ. Τὸ μέν γε χρυσοῦν ἀντὶ τοῦ καλοῦ παρείληπται, τὸ δὲ ῥάπτειν μεταφορικῶς ἀντὶ τοῦ συντιθέναι τε καὶ διανοεῖσθαι. [...] Οὐκοῦν χρυσόρραπιν εἶπε τὸν λόγον ἐκ τοῦ δύνασθαι καλῶς βουλεύεσθαί τε καὶ ῥάπτειν πράγματα. Παραστὰς οὖν οὗτος ὁ λογισμὸς ἀπὸ τῆς ἀκρατοῦς ὀργῆς ἐπέπληξεν αὐτῷ μάτην κατασπεύδοντι·

Τίφθ’ αὕτως, δύστηνε, δι’ ἀκρίας ἔρχεαι οἶος,
χώρου ἄιδρις ἐών;

Ταῦτα πρὸς αὑτὸν ἐλάλησεν Ὀδυσσεὺς μετανοοῦντι λογισμῷ τὴν πρότερον ὁρμὴν ἀναχαλινώσας. Τὴν δὲ φρόνησιν οὐκ ἀπιθάνως μῶλυ, μόνους [εἰς) ἀνθρώπους ἢ μόλις εἰς ὀλίγους ἐρχομένην· φύσις δ’ αὐτῆς ῥίζα μέλαινα,

γάλακτι δὲ εἴκελον ἄνθος·

Πάντα γὰρ οὖν συλλήβδην τὰ τηλικαῦτα τῶν ἀγαθῶν τὰς μὲν ἀρχὰς προσάντεις καὶ χαλεπὰς ἔχει, γενικῶς δ’ ὅταν ὑποστῇ τις ἐναθλήσας τῷ κατ’ ἀρχὴν πόνῳ, τηνικαῦτα γλυκὺς ἐν φωτὶ τῶν ὠφελειῶν ὁ καρπός. Ὑπὸ τοιούτου φρουρούμενος Ὀδυσσεὺς λογισμοῦ τὰ Κίρκης νενίκηκε φάρμακα.

Ulysse n'a pas plus tôt quitté son navire pour monter vers le palais de Circé qu'Hermès lui apparaît, aux portes du manoir de Circé : Hermès, c'est-à-dire le discours raisonnable [...] Au début, transporté de colère et de douleur par ce qu'il a appris, il est dans une exaltation irraisonnée. Mais peu à peu ces sentiments s'effacent, son jugement et le sens de son intérêt lentement se dégagent. D'où

Hermès Chrysorrhapis s'est présenté (X, 277)

à lui. Chrysoun (d'or) est pris ici au sens de beau ; et rhaptein (coudre) a le sens métaphorique de "composer, penser" [...] Homère appelle donc la parole "excellente couseuse" à cause de son aptitude à bien délibérer et à coudre ensemble les faits. C'est ainsi que, succédant à la colère irréfléchie, la voix de la raison se fait entendre à Ulysse, pour lui reprocher son inutile empressement :

Où vas-tu, malheureux, au long de ces côteaux,
Tout seul, et dans ces lieux que tu ne connais pas ? (X, 281 sqq)

Ces mots sont ceux d'Ulysse se parlant à lui-même : il a réfléchi et changé d'idée, maîtrisant sa première impulsion. Quant à la sagesse, il est assz normal de l'appeler moly, en tant que monopole de la race humaine, ou parce qu'elle vient à peu de gens, non sans mal. Et voici sa nature : la racine en est noire

et la fleur blanc de lait (X, 304).

En général, pour tous les biens de cette nature, les commencements sont ardus et pénibles ; mais si l'on a le courage de supporter bravement les difficultés du début, il est bien doux dans la lumière le fruit des précieux résultats. Telle est cette raison qui garde Ulysse et lui assure la victoire sur les drogues de Circé.

D/ Toutes les sortes de plaisir

Dion Chrysostome (v.30-v.116 après JC) - Discours, VIII, 21, 20-25

ἑτέρα δὲ δεινοτέρα μάχη καὶ ἀγών ἐστιν οὐ μικρός, ἀλλὰ πολὺ τούτου μείζων καὶ ἐπικινδυνότερος ὁ πρὸς τὴν ἡδονήν, οὐχ οἵαν Ὅμηρός φησιν,

αὖθις δὲ δριμεῖα μάχη παρὰ νηυσὶν ἐτύχθη.
ὀξέσι δὴ πελέκεσσι καὶ ἀξίναις ἐμάχοντο
καὶ ξίφεσιν μεγάλοισιν

οὐχ οὗτος ὁ τρόπος τῆς μάχης· οὐδὲ γὰρ ἄντικρυς βιάζεσθαι τὴν ἡδονήν, ἀλλ’ ἐξαπατᾶν καὶ γοητεύειν δεινοῖς φαρμάκοις, ὥσπερ Ὅμηρός φησι τὴν Κίρκην τοὺς τοῦ Ὀδυσσέως ἑταίρους καταφαρμάξαι, κἄπειτα τοὺς μὲν σῦς αὐτῶν, τοὺς δὲ λύκους γενέσθαι, τοὺς δὲ ἄλλ’ ἄττα θηρία, τοιοῦτόν ἐστι τὸ χρῆμα τῆς ἡδονῆς, οὐχ ἁπλῶς ἐπιβουλευούσης, ἀλλὰ πάντα τρόπον, διά τε τῆς ὄψεως καὶ ἀκοῆς ἢ ὀσφρήσεως ἢ γεύσεως ἢ ἁφῆς, ἔτι δὲ σιτίοις καὶ ποτοῖς καὶ ἀφροδισίοις διαφθεῖραι πειρωμένης, ὁμοίως μὲν ἐγρηγορότας, ὁμοίως δὲ κοιμωμένους. οὐδὲ γὰρ ὥσπερ πρὸς τοὺς πολεμίους ἔστι φυλακὰς καταστήσαντας καθεύδειν, ἀλλὰ μάλιστα δὴ πάντων τότε ἐπιτίθεται, τὰ μὲν αὐτῷ τῷ ὕπνῳ μαραίνουσα καὶ δουλουμένη, τὰ δὲ ἐπιπέμπουσα ὀνείρατα πανοῦργα καὶ ἐπίβουλα, ἀναμιμνῄσκοντα αὐτῆς. ὁ μὲν οὖν πόνος διὰ τῆς ἁφῆς ἐπιγίγνεται ὡς τὸ πολὺ καὶ ταύτῃ πρόσεισιν, ἡ δὲ ἡδονὴ κατὰ πᾶσαν αἴσθησιν ὁπόσας ἄνθρωπος αἰσθήσεις ἔχει, καὶ δεῖ τοῖς μὲν πόνοις ἀπαντᾶν καὶ συμπλέκεσθαι, τὴν δὲ ἡδονὴν φεύγειν ὡς πορρωτάτω καὶ μηδὲν ὅλως ἢ τἀναγκαῖα ὁμιλεῖν. καὶ ἐνταῦθα ὁ κράτιστος ἀνήρ [κράτιστος δὲ] σχεδόν, ὃς ἂν δύνηται πλεῖστον ἀποφεύγειν τὰς ἡδονάς· οὐδὲ γὰρ ἔστιν ἡδονῇ συνόντα ἢ καὶ πειρώμενον συνεχῶς μὴ οὐ πάντως ἁλῶναι. ὅταν οὖν κρατήσῃ καὶ περιγένηται τῆς ψυχῆς τοῖς φαρμάκοις, γίγνεται τὸ λοιπὸν ἤδη τὸ τῆς Κίρκης, πλήξασα ῥᾳδίως τῇ ῥάβδῳ εἰς συφεόν τινα ἐλαύνει καὶ καθείργνυσι καὶ τὸ λοιπὸν ἀπ’ ἐκείνου ἤδη ὁ ἄνθρωπος διατελεῖ σῦς ὢν ἢ λύκος.

Mais il y a un autre combat plus terrible, un affrontement qui n'est pas anodin, mais bien plus important et risqué, contre le plaisir. Ce n'est pas celui dont parle Homère :

De nouveau c'est une âpre bataille qui se livra près des nefs.
Ils luttaient avec des haches affûtées, des cognées
Et de longues épées...

Non, ce n'est pas ce genre de combat : le plaisir ne recourt pas à la violence ouverte, il trompe et envoûte par de terribles drogues, comme le dit Homère à propos de Circé qui a ensorcelé par ses philtres les compagnons d'Ulysse ; alors les uns sont devenus des porcs, les autres des loups, d'autres je ne sais quelles autres bêtes. Voilà ce qu'est le plaisir, qui tend un piège non pas d'une seule sorte, mais de toutes, qui tente, par la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher, le manger, le boire, l'amour charnel, de détruire tout autant dans la veille que dans le sommeil. Car on ne peut pas dormir après avoir établi des gardes, comme à la guerre : c'est justement à ce moment-là que le plaisir attaque, parfois en épuisant et en asservissant par le sommeil lui-même, parfois en envoyant des songes trompeurs et insidieux qui en rappellent le souvenir. La souffrance survient la plupart du temps par le toucher et c'est par lui qu'elle progresse, tandis que le désir le fait par tous les sens que peut posséder un homme : il faut donc affronter la souffrance et la combattre, mais fuir le plaisir le plus loin possible et n'avoir avec lui que les contacts absolument inévitables, Et alors le meilleur combattant, peut-on dire, est celui qui est capable de se tenir le plus loin possible du plaisir : car il est impossible, si on le fréquente ou si on se mesure à lui dans la durée, de ne pas être totalement condamné. Ainsi donc, lorsqu'il prend le dessus et l'emporte sur l'âme par ses philtres, se produit le reste de l'histoire de Circé : le plaisir vous effleure de sa baguette, vous pousse dans quelque porcherie et vous y enferme, et l'homme passe le reste de ses jours en porc, ou en loup.

Cette lecture moralisatrice se prolongera évidemment jusqu'à la fin de l'Antiquité.

Boèce (v.480-525 après JC) - Consolation de la Philosophie, IV, 5

Omne namque, quod sit, unum esse ipsumque unum bonum esse paulo ante didicisti, cui consequens est, ut omne, quod sit, id etiam bonum esse videatur. Hoc igitur modo quicquid a bono deficit, esse desistit ; quo fit, ut mali desinant esse, quod fuerant ; sed fuisse homines adhuc ipsa humani corporis reliqua species ostentat. Quare versi in malitiam humanam quoque amisere naturam. Sed cum ultra homines quemque provehere sola probitas possit, necesse est, ut, quos ab humana condicione deiecit, infra hominis meritum detrudat improbitas. Evenit igitur, ut, quem transformatum vitiis videas, hominem aestimare non possis. Avaritia fervet alienarum opum violentus ereptor ? Lupis similem dixeris. Ferox atque inquies linguam litigiis exercet ? Cani comparabis. Insidiator occultus subripuisse fraudibus gaudet ? Vulpeculis exaequetur. Irae intemperans fremit ? Leonis animum gestare credatur. Pavidus ac fugax non metuenda formidat ? Cervis similis habeatur. Segnis ac stupidus torpet ? Asinum vivit. Levis atque inconstans studia permutat ? Nihil avibus differt. Foedis immundisque libidinibus immergitur ? Sordidae suis voluptate detinetur. Ita fit, ut qui probitate deserta homo esse desierit, cum in divinam condicionem transire non possit, vertatur in beluam.

Tu as appris de moi que tout ce qui existe est un, et que l'unité est le bien. Par conséquent, tout ce qui existe est identique au bien ; par conséquent encore, tout ce qui s'écarte du bien cesse d'exister ; d'où il suit que les méchants cessent d'être ce qu'ils étaient. Mais ils étaient hommes, comme le prouve la figure qu'ils ont conservée. Donc, dès qu'ils ont tourné au mal, ils ont perdu même leur qualité d'hommes. Mais, de même que la vertu seule peut élever les hommes au-dessus de l'humanité, il faut que le vice ravale les malheureux qu'il a dépouillés de leur qualité d'hommes, au-dessous même de la condition humaine. Par conséquent, l'être qu'ont dégradé ses vices ne peut plus être considéré comme un homme. Cet envieux, tout prêt à s'emparer du bien d'autrui, même par la violence, ne ressemble-t-il pas à un loup ? Ce plaideur hargneux et intraitable, qui use sa langue dans les cris de la chicane, peut être comparé à un dogue. Ce fourbe qui, pour dépouiller ses victimes, se plaît à leur tendre des pièges dans l'ombre, est le portrait du renard. Ce furieux qui rugit a les instincts du lion. Ce poltron, ce fuyard qui a peur de son ombre, est semblable à un cerf. Ce paresseux, ce lourdaud toujours endormi, mène la vie d'un âne ; ce capricieux aux goûts fantasques et mobiles, ne diffère en rien d'un oiseau. Ce débauché toujours plongé dans les plus immondes voluptés, me représente un porc et ses crapuleux plaisirs. Et c'est ainsi que le malheureux qui déserte la vertu cesse d'être un homme, et que, faute de pouvoir devenir un dieu, il se voit transformé en bête.

Interprétations métaphysiques : le cycle des réincarnations

Cependant, sous l'influence des doctrines pythagoriciennes et platoniciennes, l'allégorie du mythe de Circé a pris parallèlement un tour métaphysique et eschatologique : dans ce nouveau type d'interprétations, d'ailleurs lié au précédent, Circé change radicalement de fonction, et son pouvoir de métamorphose lui redonne une dimension cosmique, puisque, jouant sur le sens de son nom (cercle), les commentateurs en font la maîtresse du cycle de ce qu'on appelle couramment la métempsychose.

Pseudo-Plutarque (IIe siècle après JC) - Vie et Poésie d'Homère, 126

Καὶ τὸ μεταβάλλειν δὲ τοὺς ἑταίρους τοῦ Ὀδυσσέως εἰς σύας καὶ τοιαῦτα ζῷα τοῦτο αἰνίττεται, ὅτι τῶν ἀφρόνων ἀνθρώπων αἱ ψυχαὶ μεταλλάττουσιν εἰς εἴδη σωμάτων θηριωδῶν, ἐμπεσοῦσαι εἰς τὴν τοῦ παντὸς ἐγκύκλιον περιφοράν, ἣν Κίρκην προσαγορεύει καὶ κατὰ τὸ εἰκὸς Ἡλίου παῖδα ὑποτίθεται, οἰκοῦσαν ἐν τῇ Αἰαίῃ νήσῳ· ταύτην δὲ ἀπὸ τοῦ ‘αἰάζειν’ καὶ ὀδύρεσθαι τοὺς ἀνθρώπους ἐπὶ τοῖς θανάτοις κέκληκεν. ὁ δὲ ἔμφρων ἀνήρ, αὐτὸς ὁ Ὀδυσσεύς, οὐκ ἔπαθε τὴν τοιαύτην μεταβολήν, παρὰ τοῦ Ἑρμοῦ (τουτέστι τοῦ λόγου) τὸ ἀπαθὲς λαβών. αὐτὸς δὲ οὗτος καὶ εἰς Ἅιδου κάτεισιν, ὥσπερ εἶναι λέγων χωρίζειν τὴν ψυχὴν ἀπὸ τοῦ σώματος καὶ θεατὴς ψυχῶν τῶν τε ἀγαθῶν καὶ τῶν φαύλων γιγνόμενος.

Il nous donne aussi à entendre par la métamorphose des compagnons d'Ulysse, en porcs et en animaux pareils, que les âmes des hommes qui n'écoutent pas leur raison passent dans des corps d'animaux, lorsqu'elles sont enchaînées par la révolution circulaire de l'Univers, qu'il nomme Circé. Il suppose avec raison qu'elle est fille du Soleil, et qu'elle habite l'île d'Aeaea. Il a ainsi nommé cette île, du mot αἰάζειν (pleurer), à cause des pleurs que la mort occasionne aux hommes. Ulysse, c'est-à-dire le sage, ne subit point cette métamorphose, en étant garanti par Mercure, qui n'est autre chose que la raison. Il descend en personne aux enfers ; le poète entend par là que son âme se sépare de son corps, et qu'il devient spectateur des âmes bonnes et méchantes.

Cette interprétation néo-platonicienne est plus abondamment développée par Porphyre (232-305 apr.JC) dans un texte conservé par Stobée (Ve siècle après JC) : Eglogues, I, 41, 60

Τὰ δὲ παρ’ Ὁμήρου περὶ τῆς Κίρκης λεγόμενα θαυμαστὴν ἔχει τῶν περὶ ψυχὴν θεωρίαν. Λέγεται γὰρ οὕτως •

οἳ δὲ συῶν μὲν ἔχον κεφαλὰς φωνήν τε τρίχας τε
καὶ δέμας•   αὐτὰρ νοῦς ἦν ἔμπεδος ὡς τὸ πάρος περ.

Ἔστι τοίνυν ὁ μῦθος αἴνιγμα τῶν περὶ ψυχῆς ὑπό τε Πυθαγόρου λεγομένων καὶ Πλάτωνος, ὡς ἄφθαρτος οὖσα τὴν φύσιν καὶ ἀίδιος, οὔ τι μὴν ἀπαθὴς οὐδὲ ἀμετάβλητος, ἐν ταῖς λεγομέναις φθοραῖς καὶ τελευταῖς μετα-τάβλητος, ἐν ταῖς λεγομέναις φθοραῖς καὶ τελευταῖς μεταβολὴν ἴσχει καὶ μετακόσμησιν εἰς ἕτερα σωμάτων εἴδη, καθ’ ἡδονὴν διώκουσα τὸ πρόσφορον καὶ οἰκεῖον ὁμοιότητι καὶ συνηθείᾳ βίου διαίτης. Ἔνθα δῆ [λον] τὸ μετὰ παιδείας ἑκάστῳ καὶ φιλοσοφίας ὄφελος, ἂν μνημονεύουσα τῶν καλῶν ἡ ψυχὴ καὶ δυσχεραίνουσα τὰς αἰσχρὰς καὶ παρανόμους ἡδονὰς δύνηται κρατεῖν καὶ προσέχειν αὑτῆ καὶ φυλάττειν, μὴ λάθῃ θηρίον γενομένη καὶ στέρξασα σώματος οὐκ εὐφυοῦς οὐδὲ καθαροῦ πρὸς ἀρετήν, φύσιν ἄμουσον καὶ ἄλογον καὶ τὸ ἐπιθυμοῦν καὶ θυμούμενον μᾶλλον ἢ τὸ φρόνιμον αὔξοντος καὶ τρέφοντος. Αὐτῆς γὰρ τῆς μετακοσμήσεως εἱμαρμένη καὶ φύσις ὑπὸ Ἐμπεδοκλέους δαίμων ἀνηγόρευται,

‘σαρκῶν ἀλλογνῶτι περιστέλλουσα χιτῶνι,’

καὶ μεταμπίσχουσα τὰς ψυχάς. Ὅμηρος δὲ τὴν ἐν κύκλῳ περίοδον καὶ περιφορὰν παλιγγενεσίας Κίρκην προσηγόρευκεν, Ἡλίου παῖδα τοῦ πᾶσαν φθορὰν γενέσει καὶ γένεσιν αὖ πάλιν φθορᾷ συνάπτοντος ἀεὶ καὶ συνείροντος. Αἰαίη δὲ νῆσος ἡ δεχομένη τὸν ἀποθνήσκοντα μοῖρα καὶ χώρα τοῦ περιέχοντος, εἰς ἣν ἐμπεσοῦσαι πρῶτον αἱ ψυχαὶ πλανῶνται καὶ ξενοπαθοῦσι καὶ ὀλοφύρονται καὶ οὐκ ἴσασιν,

‘ὅπῃ ζόφος,
οὐδ’ ὅπῃ ἠέλιος φαεσίμβροτος εἶσ’ ὑπὸ γαῖαν’

Ποθοῦσαι δὲ καθ’ ἡδονὰς τὴν συνήθη καὶ σύντροφον ἐν σαρκὶ καὶ μετὰ σαρκὸς δίαιταν ἐμπίπτουσιν αὖθις εἰς τὸν κυκεῶνα τῆς γενέσεως μιγνύσης εἰς τὸ αὐτὸ καὶ κυκώσης ὡς ἀληθῶς ἀίδια καὶ θνητὰ καὶ φρόνιμα καὶ παθητὰ καὶ ὀλύμπια καὶ γηγενῆ, θελγόμεναι καὶ μαλασσόμεναι ταῖς ἀγούσαις αὖθις ἐπὶ τὴν γένεσιν ἡδοναῖς, ἐν ᾧ δὴ μάλιστα πολλῆς μὲν εὐτυχίας αἱ ψυχαὶ δέονται πολλῆς δὲ σωφροσύνης, ὅπως μὴ τοῖς κακίστοις ἐπισπόμεναι καὶ συνενδοῦσαι μέρεσιν ἢ πάθεσιν αὑτῶν κακοδαίμονα καὶ θηριώδη βίον ἀμείψωσιν. Ἡ γὰρ λεγομένη καὶ νομιζομένη τῶν ἐν Ἅιδου τρίοδος ἐνταῦθά που τέτακται περὶ τὰ τῆς ψυχῆς σχιζόμενα μέρη, τὸ λογιστικὸν καὶ θυμοειδὲς καὶ ἐπιθυμητικόν, ὧν ἕκαστον ἀρχὴν ἐξ ἑαυτοῦ καὶ ῥοπὴν ἐπὶ τὸν οἰκεῖον βίον ἐνδίδωσι. Καὶ οὐκέτι ταῦτα μῦθος οὐδὲ ποίησις, ἀλλὰ ἀλήθεια καὶ φυσικὸς λόγος. Ὧν μὲν γὰρ ἐν τῇ μεταβολῇ καὶ γενέσει τὸ ἐπιθυμητικὸν ἐξανθοῦν ἐπικρατεῖ καὶ δυναστεύει, τούτοις εἰς νωθῆ [καὶ] σώματα καὶ βίους θολεροὺς καὶ ἀκαθάρτους ὑπὸ φιληδονίας καὶ γαστριμαργίας φησὶ γενέσθαι τὴν μεταβολήν. Ὅταν δὲ φιλονεικίαις σκληραῖς καὶ φονικαῖς ὠμότησιν ἔκ τινος διαφορᾶς ἢ δυσμενείας ἐξηγριωμένον ἔχουσα παντάπασιν ἡ ψυχὴ τὸ θυμοειδὲς εἰς δευτέραν γένεσιν ἀφίκηται, πλήρης οὖσα προσφάτου πικρίας καὶ βαρυφρόνης, ἔρριψεν ἑαυτὴν εἰς λύκου φύσιν ἢ λέοντος, ὥσπερ ὄργανον ἀμυντικὸν τὸ σῶμα τῷ κρατοῦντι προἱεμένη πάθει καὶ περιαρμόσασα. Διὸ δεῖ μάλιστα περὶ τὸν θάνατον, ὥσπερ ἐν τελετῇ, καθαρεύοντα παντὸς ἀπέχειν πάθους φαύλου τὴν ψυχὴν καὶ πᾶσαν ἐπιθυμίαν χαλεπὴν κοιμήσαντα καὶ φθόνους καὶ δυσμενείας καὶ ὀργὰς ἀπωτάτω τιθέμενον τοῦ φρονοῦντος ἐκβαίνειν τοῦ σώματος. Οὕτως ὁ χρυσόρραπις Ἑρμῆς ἀληθῶς ὁ λόγος ἐντυγχάνων καὶ δεικνύων ἐναργῶς τὸ καλόν, ἢ παντάπασιν εἴργει καὶ ἀπέχει τοῦ κυκεῶνος, ἢ πιοῦσαν ἐν ἀνθρωπίνῳ βίῳ καὶ ἤθει διαφυλάττει πλεῖστον χρόνον, ὡς ἀνυστόν ἐστι.

Ce que dit Homère de Circé contient une étonnante théorie de l'âme. Il dit en effet :

Ils avaient des porcs la tête, la voix, les poils et le corps ;
mais leur esprit était resté comme autrefois.

Ce mythe est donc un apologue contenant les doctrines sur l'âme de Pythagore et de Platon : même indestructible par nature et éternelle, elle n'est pas à l'abri des passions et des changements, et au moment de ce qu'on nomme disparition et mort, elle entreprend un déménagement et une nouvelle installation dans d'autres formes de corps, en recherchant, suivant son désir, ce qui lui convient et lui est familier, parce que semblable à son mode de vie habituel. A ce moment précis, grâce à ce que chacun de nous tire de l'éducation et de la philosophie, l'âme, se ressouvenant du Bien et repoussant les plaisirs honteux et illicites, a le pouvoir de se dominer, de prendre garde à elle et de se protéger, pour éviter que, par inattention, elle ne devienne une bête et ne chérisse un corps impropre à la vertu, impur, développant et alimentant une nature grossière, déraisonnable, encourageant le désir et l'emportement plutôt que la pensée. La destinée et la nature de cette nouvelle installation, Empédocle les désigne comme une divinité

qui enveloppe les âmes dans une tunique de chair étrangère

et les fait changer de vêtement. Homère a appelé Circé ce parcours cyclique et cette roue des palingénésies, Circé, fille du Soleil qui toujours relie et enchaîne destruction et naissance, puis à nouveau naissance et destruction. Quant à l'île d'Aiaié, c'est le destin qui attend le mort, et la contrée de l'univers sur laquelle d'abord chutent les âmes : elles y errent, désorientées, elles se lamentent, ne sachant où se trouve l'occident

ni où descend sous terre le soleil qui luit pour les vivants

Nostalgiques du plaisir que leur procurait leur compagnonnage habituel avec la chair, elles retombent dans le kykeon de la naissance, qui véritablement mélange et malaxe ensemble l'éternel et le mortel, le rationnel et l'émotionnel, le céleste et le terrien ; et elles se laissent charmer et amollir par les plaisirs qui les ramènent vers la naissance, au moment précis où elles ont besoin de beaucoup de chance et de sagesse pour ne pas se laisser attirer et s'abandonner à ce qu'il y a de plus mauvais en elles ou à leurs passions, et choisir une malheureuse vie de bêtes. Or donc, ce carrefour de trois routes que l'on a coutume de situer dans l'Hadès, il est en fait ici même, dans les trois divisions de l'âme : le rationnel, le passionnel et le désir, dont chacune part du même point mais entraîne l'âme vers la vie qui lui convient. Et ici, il ne s'agit plus de mythe ou de poésie, mais de vérité et d'observation de ce qui est. Car celles chez qui, au moment du passage et de la naissance, la partie désirante est épanouie et règne en maîtresse, pour celles-là, c'est vers des corps de porcs, des vies bourbeuses et impures que, sous l'effet du plaisir et de la gloutonnerie, se fait le passage, à ce que dit le poète, Lorsqu'une âme, dont la partie irascible a été rendue totalement sauvage par de terribles querelles et de sanguinaires cruautés sur fond de discorde ou de haine, lorsque cette âme parvient à une deuxième naissance, pleine d'une toute nouvelle colère et de lourde irritation, elle se jette dans un corps de loup ou de lion, pour faire de ce corps une protection bien adaptée à sa passion dominante. Voilà pourquoi il faut, surtout à l'approche de la mort, purifier son âme, comme dans les initiations, la tenir éloignée de toute passion vile, calmer les mauvais désirs, mettre le plus possible à distance envie, hostilité et colère, pour sortir de son corps en homme sage. Alors Hermès à la baguette d'or (c'est-à-dire la raison), rencontrant cette âme et lui montrant clairement le Bien, ou bien la protège et la soustrait complètement au kykeon, ou bien, si elle en boit, la maintient le plus longtemps possible dans une vie et une condition d'être humain [et pas d'animal].

Voici enfin une totale réhabilitation de Circé, fortement inspirée par l'orphisme :

Proclus (412-485 après JC), Commentaire sur le Cratyle. 22, 7 sq

εἰς τοὺς τῆς γενέσεως προστάτας θεούς, ὧν ἐστιν καὶ ἡ παρ’ Ὁμήρῳ Κίρκη πᾶσαν ὑφαίνουσα τὴν ἐν τῷ τετραστοίχῳ ζωὴν καὶ ἅμα ταῖς ᾠδαῖς ἐναρμόνιον ποιοῦσα τὸν ὑπὸ σελήνην τόπον. ἐν ταύταις οὖν ταῖς ὑφαντικαῖς καὶ ἡ Κίρκη ὑπὸ τῶν θεολόγων παραλαμβάνεται, χρυσῆ μέντοι, καθάπερ φασίν, ἐνδεικνύμενοι τὴν νοερὰν αὐτῆς καὶ ἄχραντον οὐσίαν καὶ ἄυλον καὶ ἀμιγῆ πρὸς τὴν γένεσιν, καὶ τὸ ἔργον αὐτῆς διακρίνειν τὰ ἑστῶτα τῶν κινουμένων καὶ χωρίζειν κατὰ τὴν ἑτερότητα τὴν θείαν.

[...] les dieux qui président à la génération, dont fait partie aussi la Circé d'Homère, qui tisse toute la vie contenue dans les quatre éléments et en même temps, par ses chants, met de l'harmonie dans le monde sublunaire. Par cette activité de tissage, Circé est présentée par les théologiens [orphiques] comme "d'or" (ce sont leurs termes) : son essence est intellectuelle et pure, immatérielle, exempte de tout mélange avec la génération, et son rôle est de séparer l'immobile du mouvant, selon les différences d'essence divine.

En Occident, quand la Renaissance redécouvrira les textes grecs, cette dimension métaphysique du mythe de Circé sera globalement perdue : il n'est, pour s'en persuader, que de passer en revue les représentations iconographiques de celle qui va rejoindre, et pour longtemps, les rangs bien fournis des femmes fatales..

 

Mettre à distance ses sentiments

 
» Nous touchons à l'île flottante d'Éolie (01), où demeure le fils d'Hippotas, Éole, cher aux dieux éternels. Cette île est de toutes parts environnée par une indestructible muraille, d'airain et par une roche lisse et polie. Éole a douze enfants, six filles et six fils dans la fleur de leur âge ; ce roi voulut que ses filles devinssent les épouses de ses fils ; ils sont autour de leur père chéri et de leur auguste mère, se livrant aux festins : devant eux sont déposés des mets en abondance. Pendant le jour les demeures d'Éole exhalent les plus doux parfums et retentissent des sons les plus harmonieux. Durant la nuit les fils du dieu des vents dorment sur des lits superbes et sur des tapis moelleux auprès de leurs chastes épouses. C'est dans cette ville et dans ce palais que nous arrivons. — Pendant un mois Éole nous prodigue les soins de l'hospitalité ; il m'interroge avec détail sur le siège d'Ilion, sur la flotte des Grecs et sur le voyage des Achéens ; moi je lui raconte avec soin toutes mes aventures, et, quand je le supplie de me renvoyer dans ma patrie, il ne s'y oppose point et prépare tout pour mon départ. Éole me donne une outre faite avec la peau d'un bœuf de neuf années : dans cette outre sont renfermés les vents ; car le fils de Saturne l'en a rendu maître, afin qu'il les apaise ou les excite à son gré. Ce dieu attache l'outre avec une chaîne d'argent ; puis il la place dans mon vaisseau pour qu'aucun de ces vents ne puisse sortir ; il abandonne seulement en notre faveur le souffle du zéphyr, afin qu'il pousse nos vaisseaux vers les rivages de la patrie. Mais cela ne devait point encore s'accomplir ! L'imprudence de mes compagnons causa notre perte !
28 » Pendant neuf jours et neuf nuits nous naviguons sans relâche ; le dixième jour, enfin, la terre d'Ithaque apparaît à nos regards. Déjà nous voyons les habitants de notre patrie allumer sur le rivage des feux pour éclairer nos vaisseaux. En ce moment le doux sommeil s'empare de mon corps fatigué. J'avais constamment dirigé le gouvernail du navire, et je n'avais point voulu le confier à un de mes compagnons, impatient que j'étais d'arriver plus promptement dans mes foyers. Cependant les rameurs se mettent à discourir entre eux, s'imaginant que je revenais à Ithaque chargé d'or, d'argent, et comblé des présents d'Éole, fils du magnanime Hippotas. Chacun de mes guerriers, s'adressant à son voisin, lui dit :
« Grand dieu ! Ulysse fut toujours chéri et honoré par tous les hommes dont il visita les contrées ! Il emporte d'Ilion de riches et belles dépouilles ; et nous, qui avons partagé les mêmes dangers, nous rentrons les mains vides dans nos demeures. Maintenant le bienveillant Éole lui donne encore des présents. Hé bien ! hâtons-nous ; voyons l'or et l'argent que renferme cette outre. »
46 » C'est ainsi qu'en parlant ils se laissent entraîner par ces funestes pensées ! Aussitôt ils délient l'outre, et tous les vents s'en échappent à la fois. Soudain la tempête nous rejette, malgré nos gémissements, au milieu de l'Océan, loin des terres de la patrie ! Éveillé tout à coup, je délibère eu moi-même si je ne me précipiterai point dans la mer pour y chercher la mort, ou si je resterai parmi les vivants en supportant avec calme ce nouveau malheur. Je consens encore à souffrir et à rester sur le vaisseau. Je m'enveloppe et je me jette sur le tillac. Les vents impétueux repoussent ma flotte vers les côtes de l'île d'Éolie, et, à la vue de ce rivage, mes compagnons sont accablés de chagrin. »
56 » Nous descendons à terre pour y puiser une onde pure, et bientôt mes guerriers prennent le repas auprès des navires. Quand nous avons apaisé la faim et la soif, je me rends, suivi d'un héraut et d'un rameur, au célèbre palais d'Éole. Nous trouvons le roi se livrant aux charmes du festin avec son épouse et ses enfants chéris. Arrivés dans la salle, nous nous asseyons sur le seuil de la porte ; les convives, frappés d'étonnement, nous adressent aussitôt ces questions :
« Ulysse, d'où viens-tu ? Quelle divinité funeste te poursuit donc encore ? Cependant nous avons préparé avec soin, et nous t'avons donné tout ce qu'il te fallait pour ton départ, afin que tu puisses revoir ta patrie, ton palais et tous les lieux qui te sont agréables (02). »
» A ces paroles je leur réponds, le cœur navré de douleur :
« Hélas ! mes compagnons imprudents et le perfide sommeil m'ont trahi ! Mais vous, amis, secourez-moi, puisque vous en avez le pouvoir ! »
70 » Ainsi, je tâche de les fléchir par de douces paroles ; mais tous les convives restent mues. Éole seul me parle en ces termes :
« Fuis promptement de cette île, toi le plus misérable de tous les mortels ! Il ne m'est point permis de secourir ni de favoriser le départ d'un homme que les dieux fortunés haïssent ! Fuis donc, puisque tu es revenu en ces lieux poursuivi par la colère des immortels ! »
76 » Il dit ; et, malgré mes gémissements, il me renvoie de son palais. Alors nous nous éloignons tous de l'île accablés par la plus grande douleur. Ce pénible voyage, causé par notre imprudence, épuise les forces de mes compagnons ; et le retour dans notre patrie disparaît à nos yeux.
80. » Durant six jours et six nuits nous errons sur la mer ; mais le septième jour nous apercevons la haute ville de Lamus, la spacieuse Lestrygonie (03). Là, le berger, rentrant avec ses troupeaux, appelle un autre berger qui, répondant à la voix de son compagnon, s'empresse de sortir avec ses troupeaux et de les conduire dans les campagnes. Là, un homme qui saurait vaincre le sommeil gagnerait un double salaire s'il menait paître tour à tour les bœufs et les blanches brebis ; car les voies de la nuit et du jour se touchent (04). — Nous atteignons un port superbe qu'entouré de toutes parts une roche escarpée dont les deux extrémités s'avancent jusqu'à l'embouchure et forment une étroite entrée. C'est dans ce port que mes compagnons entrent avec nos navires ballottés par les flots, et qu'ils les attachent les uns auprès des autres. Jamais aucune vague ne s'élève dans cette enceinte, où règne constamment une paisible sérénité. Moi seul, resté en dehors, je lie mon sombre navire à un rocher situé à l'extrémité du port, et je monte ensuite sur une hauteur pour connaître le pays. Je n'aperçois d'abord aucune trace de culture, ni de travaux humains ; mais je vois seulement s'élever du sein de la terre des tourbillons de fumée. Je prends alors deux de mes plus vaillants compagnons et un héraut pour les envoyer à la découverte et pour savoir quels sont les hommes qui, dans cette contrée, se nourrissent des doux fruits de la terre. Ces guerriers prennent une route facile, la môme que suivent les chariots lorsqu'ils conduisent à la ville le bois coupé sur les hautes montagnes. Près de la cité ils rencontrent la fille du Lestrygon Antiphate, jeune vierge qui s'en allait puiser de l'eau : elle descendait à la limpide fontaine Artacie ; car c'était là qu'on venait chercher l'eau nécessaire à la ville. Mes compagnons s'adressent à cette jeune fille, lui demandent quel est le roi de ces contrées, sur quels peuples il règne ; et aussitôt elle leur montre les superbes demeures de son père. Ils se rendent au palais et trouvent une femme grande comme une haute montagne : à cette vue ils sont saisis d'horreur. Soudain cette femme l'ait venir de la place publique le célèbre Antiphate, son époux, qui médite la mort de mes braves compagnons. Il en saisit un, et le prépare pour son repas ; les deux autres s'enfuient en toute hâte pour regagner la flotte. Mais Antiphate pousse de grands cris, et aussitôt les vigoureux Lestrygons, qui ressemblent non à des hommes, mais à des géants, accourent en foule de toutes parts. Ces peuples, du haut des montagnes, jettent d'énormes pierres ; et du sein de notre flotte s'élève un affreux tumulte causé par les gémissements de nos rameurs et par le fracas de nos navires brisés. Les Lestrygons percent mes guerriers comme de faibles poissons, et ils les emportent pour leurs barbares festins. Tandis que ces géants massacrent mes compagnons dans l'intérieur du port, moi je tire mon glaive aigu et je coupe les câbles de mon navire. Soudain, excitant les guerriers, je leur ordonne de se courber sur les rames pour échapper au malheur. Tous alors, craignant la mort, rament avec vitesse. Mon navire trouve enfin son salut au milieu des mers, loin de ces roches élevées. Mais tous nos autres vaisseaux périrent dans le port.
133. » Nous recommençons à naviguer, contents d'avoir échappé au trépas, mais affligés d'avoir perdu nos compagnons chéris. Bientôt nous arrivons à l'île d'Éa, où habite Circé à la belle chevelure ; Circé, vénérable déesse à la voix mélodieuse : Circé, sœur du puissant Éétès. — Circé et Éétès naquirent tous deux du Soleil, qui donne la lumière aux hommes, et de Persée, fille de l'Océan. — Nous conduisons en silence notre navire dans un port commode : et sans doute un dieu nous guidait alors ! Nous descendons à terre et nous restons en ces lieux pendant deux jours et deux nuits, le corps accablé de fatigue et l'âme navrée de douleur. Lorsque le troisième jour est ramené par la brillante Aurore, je m'arme d'un javelot et d'un glaive aigu, je m'éloigne de mon navire, et je monte sur un rocher pour découvrir quelques vestiges humains, ou entendre la voix de quelque mortel. Je m'arrête au sommet de cette montagne et j'aperçois la fumée qui s'élevait du sein de la terre, dans le palais de Circé, à travers les arbres touffus de la forêt. Ma première pensée fut de me rendre à l'endroit où je voyais sortir cette épaisse fumée ; mais le parti qui me sembla préférable fut die retourner au rivage pour prendre mon repas avec mes compagnons et pour les envoyer ensuite à la découverte. J'allais atteindre mon navire quand un dieu prenant pitié de moi dans cette solitude, m'envoya sur ma route un beau cerf aux cornes élevées : il sortait des pâturages de la forêt, et il se rendait au fleuve pour se désaltérer ; car il était accablé par l'ardente chaleur du soleil. Au moment où l'animal s'élance, je le frappe au milieu du dos, et mon javelot d'airain lui traverse le corps ; le cerf, en poussant des cris plaintifs, tombe dans la poussière, et la vie l'abandonne. Aussitôt, m'appuyant sur lui, je retire de la blessure l'arme d'airain que je dépose à terre ;
 
je coupe des osiers flexibles, et, les ayant tressés, j'en forme un lien de la longueur d'une forasse pour attacher les pieds de l'animal, que je charge sur mes épaules et que je porte jusqu'au navire en m'appuyant sur mon javelot. Je n'aurais pu transporter ce cerf énorme sur mon épaule et en le tenant d'une seule main ; car c'était un animal d'une grandeur immense. Je le jette devant mon vaisseau, et j'adresse à mes compagnons ces flatteuses paroles :
174 « Non, mes amis, nous ne descendrons point, malgré nos chagrins, dans les sombres demeures de Pluton avant que le fatal jour de la mort soit arrivé ! Hé bien ! puisqu'il nous reste encore des viandes et du vin, songeons à prendre quelque nourriture, et ne nous laissons point accabler par la faim. »
178 » Mes compagnons s'empressent d'obéir à cet ordre ; ils rejettent en arrière les manteaux dont ils s'étaient couverts, et regardent avec étonnement le cerf étendu sur la plage de la mer stérile. Quand ils ont pris plaisir à le contempler, ils baignent leurs mains et préparent le repas. Pendant tout le jour et jusqu'au coucher du soleil, nous goûtons ces chairs délicates et nous savourons un vin délectable. Lorsque l'astre du jour a terminé sa course et que les ténèbres ont enveloppé la terre, nous nous couchons sur les rives de l'Océan. Mais dès que la fille du matin, Aurore aux doigts de rose, a brillé dans les cieux, je réunis tous mes guerriers et je leur dis :
189 « Ô vous, compagnons d'infortune, écoutez-moi. Nous ne savons plus retrouver ni le couchant, ni le lever du jour ; nous ignorons même où le soleil, flambeau des humains, passe sous la terre, et jusqu'aux lieux où cet astre se lève. Voyons donc quel parti nous avons à prendre ; quant à moi, je pense qu'il n'en existe plus : car, en gravissant une montagne escarpée, j'ai vu l'île environnée par l'immense surface des eaux. La terre où nous sommes est basse, et du milieu s'élèvent des tourbillons de fumée à travers les arbres touffus de la forêt. »
198 » A ces mots leur âme est brisée par la douleur ; ils se rappellent les actions funestes du Lestrygon Antiphate et les cruautés du terrible Cyclope qui dévore les humains. Mes compagnons poussent des cris perçants et laissent couler de leurs yeux des torrents de larmes. Mais les pleurs ne donnent aucun secours aux malheureux affligés.
203 » Alors je divise en deux parties mes guerriers aux belles cnémides, et je donne un chef à chacune d'elles. Moi, je commande la première troupe, et le divin Euryloque marche à la tête de la seconde. J'agite aussitôt les sorts dans un casque afin de savoir quelle troupe irait à la découverte : le sort qui paraît le premier est celui du magnanime Euryloque. Ce héros s'éloigne suivi de vingt-deux Achéens qui nous quittent les yeux baignés de larmes, nous qui poussons de longs gémissements ! Ces guerriers découvrent, au sein d'un vallon, les palais de Circé bâtis en pierres polies et situés sur un tertre élevé. Autour de cette demeure étaient des loups sauvages et des lions que la déesse avait domptés en leur donnant de funestes breuvages. Ces animaux, loin de se précipiter sur mes compagnons, se dressent au contraire pour les caresser de leurs longues queues. Ainsi, des chiens fidèles flattent leur maître quand il revient d'un festin ; car il leur rapporte toujours quelques mets friands : de même ces lions et ces loups aux fortes griffes caressent mes guerriers qui sont cependant effrayés à la vue de ces monstres terribles. La troupe d'Euryloque s'arrête sous les portiques de la déesse à la belle chevelure, et écoute Circé, qui, dans l'intérieur du palais, chante d'une voix mélodieuse en tissant une toile immense et divine, une toile semblable aux magnifiques travaux délicats et éblouissants des divinités célestes. Polytès, l'un des chefs, et celui de tous mes compagnons que j'honorais le plus, parle en ces termes :
226 « Ô mes amis, j'entends une femme, déesse ou mortelle, chanter avec délices dans l'intérieur de ce palais en tissant une grande toile (les parois en retentissent); hâtons-nous donc d'appeler cette femme. »
231 » Il dit, et tous mes compagnons élèvent la voix. Circé accourt aussitôt, ouvre ses portes brillantes, nous invite à la suivre, et tous mes guerriers entrent imprudemment dans le palais. Mais Euryloque, soupçonnant quelque embûche, reste seul sous les portiques. Circé les introduit, et les fait asseoir sur des trônes et sur des sièges ; puis elle môle du fromage, de la farine d'orge et du miel nouveau avec du vin de Pramne, et elle ajoute ensuite à cette préparation des plantes funestes afin que mes compagnons perdent entièrement le souvenir de leur patrie. Quand elle leur a donné ce breuvage, qu'ils boivent avec avidité, elle les frappe de sa baguette et les enferme dans l'étable ; car mes guerriers étaient alors semblables à des porcs par la tête, la voix, les poils et le corps, mais leur esprit conserva toujours la même force. Malgré leurs gémissements, ils sont enfermés dans une étable. Circé leur jette pour nourriture des glands, des faines et des fruits du cornouiller, seuls mets que mangent les porcs qui couchent sur la terre (05).
244 » Aussitôt Euryloque accourt vers le sombre navire nous annoncer le triste destin de nos malheureux compagnons. Il veut parler, mais il ne peut proférer une seule parole, tant son âme est émue par la douleur ; ses yeux sont noyés de larmes, et son cœur est plongé dans la tristesse. Après l'avoir interrogé plusieurs fois, Euryloque nous raconte enfin le malheur de nos compagnons :
« Nous traversions la forêt, dit-il, comme tu nous l'avais ordonné ; bientôt nous découvrons, au sein d'un vallon, de beaux palais bâtis en pierres polies et situés sur un tertre élevé. Une femme, déesse ou mortelle, chantait d'une voix mélodieuse en tissant une grande toile ; mes compagnons l'appellent à haute voix : elle accourt aussitôt, ouvre ses portes brillantes, et nous invite à la suivre. Tous les Achéens entrent imprudemment dans cette demeure ; mais moi, soupçonnant quelque ruse, je reste sous les portiques. Maintenant tous mes compagnons ont disparu ; aucun d'eux n'est sorti du palais, et pourtant je suis resté longtemps à les attendre l'œil fixé sur la demeure. »
261 » A ces mots je suspends à mes épaules un long glaive d'airain enrichi de clous d'argent ; je saisis mon arc et mon carquois, et j'ordonne à Euryloque de me conduire par le même chemin. Mais ce héros embrassant mes genoux de ses deux mains, laisse échapper de ses lèvres ces rapides paroles :
« Fils de Jupiter, ne m'entraîne point malgré moi vers ce palais ; laisse-moi plutôt sur ce rivage. Je sais que tu ne reviendras plus.
270 » Mais je lui réponds aussitôt :
« Euryloque, tu peux rester ici pour manger et pour boire ; quant à moi, je pars, car la dure nécessité m'y contraint. »
274 » En achevant ces paroles, je m'éloigne du navire et des bords de la mer. — J'allais arriver au vaste palais de l'enchanteresse Circé, lorsque, sur ma route, Mercure au sceptre d'or se présente à moi sous les traits d'un jeune homme à la fleur de l'âge et brillant de grâce et de fraîcheur. Le dieu me prend la main et me dit :
 
 
281 « Malheureux, pourquoi gravis-tu seul ces montagnes, toi qui ne connais point ces contrées ? Tous tes compagnons, retenus auprès de Circé, sont comme de vils troupeaux enfermés dans des étables. Viens-tu pour les délivrer ? Oh ! alors je crains bien que tu ne puisses t'en retourner toi-même, et que tu ne restes où sont tes autres compagnons ! Mais écoute : je veux te préserver de ces maux et te sauver. Prends cette plante salutaire, qui écartera de toi le jour sinistre , et rends-toi au palais de Circé. Maintenant je vais t'apprendre tous les pernicieux desseins de la déesse. Circé te préparera d'abord un breuvage dans lequel elle jettera des charmes funestes qui seront impuissants, car cette plante salutaire te préservera de tout malheur. Écoute-moi encore : lorsque Circé t'aura touché de sa longue baguette, saisis à l'instant ton glaive aigu et fonds sur elle comme si tu voulais la tuer. Circé, toute tremblante, désirera s'unir à toi ; mais ne refuse point de partager sa couche, afin qu'elle délivre tes amis et qu'elle t'accueille favorablement. Fais-lui jurer alors par le serment des dieux qu'elle ne tramera pas quelque ruse contre toi, de peur que, t'ayant désarmé , elle ne t'enlève à la fois et tes forces et ton courage. »
302 » En disant ces mots, Mercure me donne une plante qu'il vient d'arracher du sein de la terre, et il m'en fait connaître la nature ; sa racine était noire, mais sa couleur était blanche comme le lait : les dieux la nomment moly (06). Les hommes ne peuvent arracher cette plante, mais tout est possible aux immortels.
» Mercure quitte l'île ombragée d'arbres et dirige ses pas vers l'Olympe. Moi, je me rends aux demeures de la déesse, l'âme agitée de mille pensées. Je m'arrête sous les portiques, et j'appelle l'enchanteresse, qui entend ma voix : elle accourt aussitôt, ouvre ses portes brillantes et m'invite à la suivre ; moi, j'entre dans le palais, le cœur accablé de tristesse. Circé m'introduit ; elle me fait asseoir sur un trône magnifique orné de clous d'argent, place une escabelle sous mes pieds, apprête un breuvage dans une coupe d'or, y mêle des plantes funestes en méditant au fond de son âme d'affreux desseins, et me présente la coupe. Je prends ce breuvage, mais il ne me charme point. Alors Circé, me frappant de sa baguette, me dit :
« Va maintenant dans l'étable rejoindre tes autres compagnons ! »


321 » A peine a-t-elle prononcé ces mots que je tire mon glaive aigu et que je me précipite sur la déesse comme si je voulais la tuer. Soudain Circé poussant un grand cri se baisse, embrasse mes genoux, et m'adresse ces paroles entrecoupées par les sanglots :
« Qui donc es-tu ? Quelle est ta ville et quels sont tes parents ? Je suis vraiment frappée de surprise, car tu as bu ce philtre sans en être charmé. Cependant nul homme jusqu'à ce jour n'a pu résister aux effets de ce breuvage, soit qu'il l'ait pris, soit même qu'il l'ait approché de ses lèvres (tu portes dans dans ta poitrine un cœur indomptable ?). Serais-tu cet ingénieux Ulysse qui devait venir dans cette île à son retour d'Ilion, comme me l'avait annoncé Mercure, le dieu au sceptre d'or ? Eh bien donc, remets ton glaive dans le fourreau, et partageons la même couche. Unissons-nous enfin et chassons la défiance de nos âmes. »
336 » Je réponds aussitôt à la déesse :
« Circé, comment oses-tu m'ordonner de calmer ma colère ! Tu as changé mes compagnons en porcs, et maintenant tu veux que je reste dans ta demeure, que je partage ta couche pour m'enlever à la fois mes forces et mon courage lorsque tu m'auras désarmé ! Non, je ne veux point m'unir à toi, déesse perfide, à moins que tu ne me jures de ne point méditer contre moi quelque mauvais dessein.
345 » A ces mots elle me fait le serment que je lui demande, et je consens alors à partager la belle couche de la divine Circé (07).
» Quatre nymphes résident dans ce palais et servent la déesse avec zèle : elles sont filles des fontaines, des forêts et des fleuves qui se précipitent dans la mer. L'une d'elles étend sur des sièges de superbes tapis de pourpre et les recouvre encore d'un riche tissu de lin ; une autre dresse devant les sièges des tables d'argent sur lesquelles elle place des corbeilles d'or ; la troisième mêle dans un cratère d'argent un vin suave aussi doux que le miel et distribue des coupes d'or ; la quatrième enfin allume le bois desséché sous le large trépied et fait tiédir de l'eau. Lorsque l'onde limpide a frémi dans l'airain brillant, la nymphe me place dans un magnifique bassin ; elle, puise ensuite une eau tiède et pure qu'elle répand sur ma tête et sur mes épaules, pour délasser mon corps de la fatigue qui l'accablait. Après m'avoir baigné dans l'onde et parfumé d'essences, la nymphe me revêt d'une tunique et d'un manteau, me place sur un siège enrichi de clous d'argent, et pose une escabelle sous mes pieds. Une esclave, portant une belle aiguière d'or, verse l'eau qu'elle contient dans un bassin d'argent pour que je puisse me baigner les mains ; puis elle dresse devant moi une table polie sur laquelle l'intendante du palais dépose des mets nombreux qu'elle m'offre avec largesse. Alors la déesse m'invite à goûter les charmes du repas ; mais mon cœur s'y refuse. Je reste assis, occupé d'autres soins, car je pressentais encore de nouveaux malheurs.
« Ulysse, pourquoi rester ainsi comme un homme privé de la parole ? Pourquoi te ronger le cœur de chagrin, et refuser ces aliments et ce breuvage ? Soupçonnerais-tu encore quelque embûche nouvelle ? Ne crains rien, divin héros, puisque je t'ai fait le plus terrible des serments. »
382 » Je lui réponds aussitôt :
« Circé, quel est l'homme juste et équitable qui goûterait avec plaisir les aliments et le breuvage avant qu'il ait délivré lui-même ses braves compagnons, et qu'il les ait vus de ses propres yeux ! Si tu m'ordonnes sincèrement, ô déesse, de boire et de manger, délivre-les donc, afin que j'aperçoive mes guerriers chéris.
388. » A ces mots Circé traverse la salle du palais, en tenant sa baguette à la main ; elle ouvre les portes de l'étable, et elle fait sortir tous mes compagnons qui sont semblables à des porcs âgés de neuf ans. La déesse les enduit tour à tour d'une nouvelle essence, et soudain tombent de leurs membres les poils qu'avaient fait naître les funestes charmes de la puissante Circé. Mes guerriers redeviennent plus jeunes qu'auparavant, et me paraissent plus beaux et plus grands que je ne les avais jamais vus ; ils me reconnaissent aussitôt, me serrent les mains, poussent des cris d'allégresse qui font retentir le palais et touchent de compassion la déesse elle-même. Circé s'approche de moi et me parle en ces termes :
« Noble fils de Laërte, ingénieux Ulysse, retourne maintenant auprès de ton navire rapide, et tire-le sur le rivage ; puis dépose dans des grottes tes richesses, les agrès de ton vaisseau, et reviens en amenant ici tous tes compagnons chéris.»
 
 
404 » Elle dit, et je me laisse persuader. Arrivé sur la plage, je trouve auprès de mon navire mes compagnons qui soupiraient en versant d'abondantes larmes. — Ainsi, lorsque des génisses parquées au milieu d'un champ voient revenir dans l'enceinte des vaches rassasiées d'herbe, elles se précipitent à leur rencontre en pressant leurs mères et en bêlant autour d'elles, sans qu'aucune barrière les puisse retenir : ainsi, lorsque mes compagnons m'aperçoivent, ils m'entourent en versant des torrents de larmes, et ils sont aussi joyeux que s'ils revoyaient leur patrie, l'âpre Ithaque, où jadis ils reçurent le jour et passèrent leur enfance ! — Bientôt ils prononcent ces rapides paroles entrecoupées par les sanglots :
« Oui, ton retour, fils chéri de Jupiter, nous cause autant de joie que si nous revoyions l'île d'Ithaque. Mais raconte-nous maintenant la fin de nos autres compagnons. »
422 » C'est ainsi qu'ils parlent, et moi je me hâte de leur répondre:
« Amis, commençons par tirer le vaisseau sur le sable du rivage, déposons dans des grottes nos richesses et nos agrès ; et préparez-vous tous à me suivre si vous voulez revoir nos compagnons qui mangent et boivent dans les demeures sacrées de la divine Circé, où rien ne manque à leurs désirs. »
428 » A peine ai-je prononcé ces paroles que mes compagnons se préparent à exécuter mes ordres ; mais Euryloque les retient en leur adressant ce discours :
« Ah, malheureux ! où courez-vous ? Vous avez donc soif de nouveaux malheurs, puisque vous voulez pénétrer dans les demeures de Circé ! Mais cette déesse vous changera tous en porcs, en loups, en lions, et vous serez contraints de garder son vaste palais ! Le Cyclope a déjà dévoré nos amis lorsqu'ils pénétrèrent dans sa grotte pour accompagner l'audacieux Ulysse, qui, par son imprudence, les a tous fait périr ! »
438 » A ces paroles je me demande si je ne dois pas envoyer sur la plage la tête d'Euryloque, bien qu'il soit mon proche parent ; mais tous mes compagnons me retiennent en me disant :
« Illustre fils de Jupiter, laissons Euryloque en ces lieux pour qu'il garde le navire ; mais toi, conduis-nous dans les demeures sacrées de la divine Circé. »
446 » Au même instant ils s'éloignent tous du rivage de la mer, et Euryloque suit aussi mes pas ; car il redoutait mes terribles menaces.
449 » Pendant ce temps, Circé baigne mes compagnons et les parfume d'huiles odorantes ; puis elle leur donne de superbes manteaux et de riches tuniques. — En entrant dans le palais, nous trouvons nos amis fidèles occupés à prendre leur repas. Quand ils se sont tous regardés, ils se racontent leurs aventures et poussent des gémissements qui font retentir la divine demeure. Alors Circé, la plus noble des déesses, me dit :
« Fils de Laërte, ingénieux Ulysse, et vous, braves guerriers, ne parlez plus de vos douleurs. Je sais tous les maux que vous avez supportés sur la mer poissonneuse, et toutes les souffrances que de cruels ennemis vous ont fait éprouver sur la terre. Maintenant prenez donc de ces mets et buvez de ce vin jusqu'à ce que vous ayez recouvré le courage qui vous animait lorsque, pour la première fois, vous abandonnâtes l'âpre Ithaque, votre chère patrie ! Vous êtes abattus et sans force ; vous songez toujours à vos pénibles voyages, et votre âme ne se livre pas à la joie parce que sans doute vous avez beaucoup souffert !
465 » Nous nous laissons persuader par la déesse, et nous restons en ces lieux une année entière, goûtant avec plaisir des mets abondants et savourant un vin délicieux. Mais lorsque, dans la marche du temps, l'année fut accomplie ; quand les mois eurent succédé les uns aux autres, et que les longues journées furent terminées, mes compagnons chéris m'appelèrent et me dirent :
« Malheureux, ressouviens-toi de ta patrie, puisque les dieux ont résolu de te sauver et de te ramener dans les lieux chéris de ta naissance ! »
474 » J'écoutai favorablement leurs paroles, et durant le jour nous mangeâmes encore avec délices des viandes succulentes et nous bûmes joyeusement un nectar délectable. Quand le soleil eut terminé sa course et que les ténèbres se furent répandues sur la terre, mes braves et fidèles compagnons s'endormirent au milieu du sombre palais.
479 » Je monte aussitôt sur la magnifique couche de la divine Circé, j'embrasse ses genoux ; et la déesse consent à écouter ces rapides paroles :
« Circé, lui dis-je, daigne accomplir la promesse que tu m'as faite : renvoie-moi dans mes foyers. Tel est mon seul désir et celui de mes braves compagnons, qui sans cesse déchirent mon cœur par leurs gémissements quand tu t'éloignes de nous! »
486 » La plus noble des déesses me répond aussitôt :
« Généreux fils de Laërte, ingénieux Ulysse, toi et tes guerriers vous ne resterez point malgré vous dans ma demeure. Mais vous avez encore un autre voyage à faire. Il faut que vous descendiez dans les sombres demeures de Pluton et de la terrible Proserpine pour y consulter l'âme du Thébain Tirésias, de ce devin aveugle dont l'intelligence est encore dans toute sa force. Proserpine accorde seul à Tirésias (quoiqu'il soit mort) un esprit pour tout connaître. Les autres habitants de cet empire ne sont que des ombres errantes. »
495 » Ces paroles me brisent le cœur. Je pleurais, étendu sur ma couche, et je ne voulais plus vivre ni revoir la lumière du soleil. Mais, après avoir soulagé mon âme en versant d'abondantes larmes et en me roulant sur le lit de la déesse, je prononce ces paroles :
500 « Ô Circé, qui m'enseignera cette route ? car nul, jusqu'à présent, n'est arrivé, sur un sombre navire, dans les ténébreuses demeures de Pluton ! »
502 » La déesse me répond aussitôt :
« Noble fils de Laërte, ne te mets pas en peine de trouver un guide. Dresse toi-même le mât de ton vaisseau, déploie les blanches voiles et assieds-toi : le souffle de Borée dirigera ton navire. Lorsque tu auras traversé l'Océan, tu trouveras une petite île (08) et le bois de Proserpine où croissent de hauts peupliers et des saules qui perdent leurs fruits ; alors tu tireras ton navire sur cette plage baignée par les eaux de la mer, et tu pénétreras dans les fangeuses demeures de Pluton. Là se précipitent dans l'Achéron le Pyriphlégéton et le Cocyte, le Cocyte qui s'échappe des eaux du Styx. Un rocher s'élève à l'endroit où ces fleuves mugissants se réunissent. Noble héros, quand tu seras près de ces bords, tu creuseras un fossé d'une coudée en tous sens ; autour de ce fossé tu feras des libations à tous les morts : la première sera faite avec le vin et le miel, la seconde avec un doux nectar, et la troisième avec de l'eau; puis tu répandras sur ces libations de la blanche farine. Implore ensuite les ombres légères des morts, en leur promettant, quand tu seras dans Ithaque, de leur immoler une génisse stérile, la plus belle que tu posséderas dons ton palais, et de brûler sur un bûcher des offrandes précieuses. Tu sacrifieras en outre au seul Tirésias un bélier entièrement noir, celui qui l'emportera sur tous ceux de tes troupeaux. Quand tu auras adressé tes prières à la foule célèbre des morts, immole en ces lieux mêmes un agneau et une brebis noire, en tournant leur têtes du côté de l'Erèbe; puis détourne tes regards et dirige-toi vers le courant du fleuve : c'est là que les âmes des morts arriveront en foule. Commande à tes compagnons de dépouiller et de brûler les victimes immolées par l'airain cruel, et d'implorer le formidable Pluton et la terrible Proserpine. Toi, tire le glaive aigu que tu portes à la hanche, et ne permets pas que les ombres des morts approchent du sang avant que tu n'aies consulté Tirésias. Dès que ce devin sera venu, ô Ulysse, il t'indiquera ta route, te dira la longueur du voyage, et comment tu reviendras dans ta patrie à travers la mer poissonneuse. »
540 » A peine a-t-elle achevé ces paroles, que brille dans les cieux Aurore au trône d'or. — Circé me couvre d'une tunique et d'un manteau, et elle-même jette sur son beau corps une robe blanche, parure élégante, faite d'un tissu délicat ; elle entoure ses reins d'une magnifique ceinture d'or, et elle place un voile sur sa tête. — Moi je parcours le palais en tous sens, je réveille mes compagnons et j'adresse à chacun d'eux ces douces paroles:
547. « Ne vous livrez plus au doux sommeil! Partons, amis, c'est la vénérable Circé qui me l'ordonne. »
549. » Aussitôt ils s'empressent d'obéir à mes ordres. Mais je ne les emmenai point tous, car Elpénor, le plus jeune d'entre eux, Elpénor, qui n'était point vaillant à la guerre ni sain d'esprit, s'était éloigné de ses amis pour respirer la fraîcheur dans les demeures sacrées de la déesse. Il s'endormit la tête appesantie par les vapeurs du vin ; dès qu'il entendit le bruit que faisaient mes compagnons, il se réveilla en sursaut, et, dans le trouble de son esprit, au lieu de descendre par l'escalier, il se précipita du haut du toit : par cette chute, les vertèbres du cou furent rompues, et son âme s'envola vers les sombres demeures. — Quand les autres guerriers sont réunis, je leur adresse ce discours :
561 « Vous croyez sans doute partir pour votre chère patrie ; mais Circé nous a désigné une autre route, et nous devons nous rendre dans le ténébreux empire de Pluton et de la terrible Proserpine afin de consulter l'âme du Thébain Tirésias. »
565 » A ces mots ils sont brisés par la douleur ; ils s'asseyent tous en gémissant et ils s'arrachent leurs belles chevelures : mais les larmes ne donnent aucun secours aux malheureux affligés !
568. » Nous, tristes et versant des pleurs, nous retournons alors près de notre vaisseau, qui était resté sur les bords de la mer. La divine Circé, qui s'y était rendue, attache dans notre navire un agneau et une brebis noire ; puis elle se dérobe facilement à nos regards. Qui pourrait en effet suivre des yeux un immortel qui ne veut point être vu ? »

Vision

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