top of page

Décrire une séquence /

 

Vive la parole ! Qu’est-ce qu’une séquence ?

 

Dans une publication papier ou numérique, il s’agit d’une succession d’images qui crée une narration. Dans un film, où 24 photographies défilent chaque seconde, la séquence est un enchainement de plans (un plan est constitué par les images enregistrées entre le moment où l’on allume la caméra et celui où on l’éteint). Elle présente un épisode narratif, un peu comme une scène dans une pièce de théâtre. Décrire une séquence c’est examiner la construction de chacune des images ou de chacun des plans, et l’ordre de leur enchainement ou de leur montage. Ces analyses formelles déterminent nos interprétations et révèlent les choix du photographe, de l’éditeur ou du réalisateur. Dans un film, l’effet de réel, amplifié par le mouvement et l’ajout du son, est décuplé à tel point qu’il est fréquent de penser que la caméra enregistre la réalité. Évidemment, chaque réalisateur possède son propre langage, jamais neutre.

 

Sur ERSILIA, exercez-vous à l’analyse filmique avec l’extrait en ouverture de « Grands soirs et petits matins » (5’), un film de l’artiste américain William Klein. Enregistrés en mai et juin 1968 puis montés en 1978 pour célébrer les 10 ans des événements, les plans rendent compte de ce moment jubilatoire. Comment la caméra capte-t-elle la ferveur de la révolte sans se limiter aux images de manifestations ? En filmant la parole fluide et libérée des Parisiens, étudiants, travailleurs ou simples passants, William Klein nous plonge au cœur des débats engagés.

 

Découpage Visionnez attentivement l’extrait en ouverture de « Grands soirs et petits matins » (5’) pour procéder à son découpage. Pour vous aider, voici quelques conseils et pistes méthodologiques. Afin de mettre à jour tous les éléments de sa structure, décrivez minutieusement chaque plan (focalisation, mouvements de caméra, sons), puis distinguez les séquences de ce début de film. Au bout de 2 minutes et 39 secondes, un changement de situation majeur se produit, partageant ce début de film en deux parties distinctes. Décrivez brièvement chacune d’elles et donnez-leur un titre synthétique. Dans chacune des parties, analysez le positionnement et les mouvements de la caméra. Quelles sont les différences principales ? Existe-t-il des points communs ? Lesquels ? Décrivez, brièvement et dans l’ensemble, les hommes et femmes qui animent les différents plans de l’extrait. Concentrez-vous ensuite sur la bande sonore accompagnant les images. Reconnaissez-vous le thème joué au piano pendant le générique ? Quelle différence constatez-vous entre la première et la deuxième séquence de l’extrait ? Pourriez-vous résumer le sujet de la discussion qui ouvre le film ? Tous les participants interviennent-ils dans le dialogue de manière égale ? Comment décririez-vous cette situation ? Relevez les slogans scandés dans la deuxième séquence de l’extrait, ainsi que les mots inscrits sur les banderoles et les pancartes. Comment font-ils écho à la discussion de la première partie ?

 « Pour une nouvelle culture : prendre la parole », Michel de Certeau, 1968 Sur ERSILIA, lisez la clé d’analyse présentant Grands soirs et petits matins : vous devriez constater que vos analyses formelles du découpage font écho aux enjeux du film ! Selon vous, pourquoi ces deux séquences – la discussion enflammée et les manifestations ferventes – ont une valeur introductive qui annonce le plan et les objectifs du film de William Klein ? Pour argumenter votre réponse, utilisez vos observations formelles pour justifier les points suivants : - Se situer au cœur des événements - Mêler les situations du quotidien improvisées, aux rassemblements organisés - Souligner l’importance de la jeunesse - Insister sur le désir d’échanges entre des personnes de milieux sociaux différents - Mettre en valeur l’explosion d’une parole libre et la diversité des registres de langage - Aborder la lutte politique Le +  Mise en perspective ERSILIA met en valeur le vocabulaire visuel de la révolte, récurrent dans la presse et les médias depuis les manifestations internationales du printemps 1968. Aiguisez votre regard avec le jeu « La contestation dans les années 1960 » !

testez vos souvenirs !

Esprit de révolte et corps en action

 

(source : 

À la fin de la seconde guerre mondiale, la famille de Kazuo Kitai quitte la Mandchourie, région restituée par le Japon à la Chine, et s’installe à Kobe (préfecture de Hyogo), ville proche d’Osaka. C’est dans cette région que nait en 1954 l’Association de l’Art Concret, Gutaï [Concret], un collectif d’avant-garde actif jusqu’en 1972, acteur majeur du renouvellement artistique japonais. Les nombreuses présentations en plein air devant le public connaissent un véritable succès d’estime et conduisent à l’installation pérenne d’une large scène d’avant-garde qualifiée d’Anti-Art ou Non-Art. La participation active du corps de l’artiste et la volonté de proposer des actions directes au sein de l’espace public se posent comme dénominateurs communs de ce profond mouvement de tabula rasa.

Alors que le jeune Kazuo Kitai envisage son livre Teikoh [Résistance] comme une œuvre de rupture, l’engagement de son corps, la représentation de celui des manifestants, des forces de l’ordre ou des figures peuplant les rues, semblent faire écho à ce besoin d’engagement politique et à cette volonté de transcender le quotidien.

 

« Faites ce que personne n’a jamais osé ! Surtout pas d’imitation. », J. Yoshihara

 

Jiro Yoshihara, artiste fondateur du collectif Gutaï, rédige en 1956 le Manifeste de l’Art Gutai dans lequel il appelle une rupture nécessaire avec l’art du passé, celui des « autels », des « salons », des « palaces ». L’accent est mis sur l’expérimentation artistique dans laquelle corps et esprit de l’artiste entrent en dialogue viscéral avec la matière concrète de l’œuvre. Saburô Murakami traverse des feuilles d’or de papier pour symboliser un changement dans le geste artistique : ce dernier n’est plus au service de la représentation mais façonne l’espace réel. Kazuo Shiraga peint avec ses pieds comme pour prolonger le mouvement de son corps et la recherche de l’équilibre ; il s’affranchit ainsi des conventions de la calligraphie. À l’international, si Gutaï provoque le mépris du grand public, il est diffusé par le critique d’art français Michel Tapié qui y reconnaît des qualités propres à l’Art Informel ; il anticipe le développement des happenings par l’artiste américain Allan Kaprow.

Aux côtés de Gutaï, de nombreux groupes participent au renouveau du champ artistique japonais. Se mêlent aux moyens traditionnels de représentation – dessin, peinture, sculpture, photo – la danse, la musique, le théâtre, afin de proposer au spectateur des expériences synesthésiques en plein air. Le collectif Hi Red Center, actif à Tokyo entre 1963 et 1964, tisse de véritables liens avec le mouvement Fluxus, tant dans sa dimension politique que dans l’exaltation d’une esthétique du quotidien. Les Neo Dada Organizers proposent des actions qu’ils situent entre « art et guérilla », notamment les Boxing Paintings de Ushio Shinohara. Les membres de Zero Jigen exhibent leur corps comme symboles de résistance à la marchandisation et à la transformation de l’être humain en objet.

 

Chorégraphies photographiques

Ce bouillonnement débordant, cette pulsion violente s’écrit dans et par le corps. Ainsi Kazuo Kitai, en variant les focalisations de ses photographies, offre à son lecteur différents points de vue. Ce dernier participe, au cœur des échauffourées ; il domine et contrôle, légèrement surélevé ; il observe en spectateur les confrontations avec les forces de l’ordre ; il épie en voyeur les soldats, les passants et les vendeurs. Ces déplacements constants rythment la lecture et imposent une chorégraphie mentale, reflet des prises de vue du photographe, pris dans le flux des événements.

Ce sont enfin des corps qui interagissent avec l’œil de l’objectif puis avec notre regard. Si les artistes insistent tant sur la présence de leur corps, c’est parce qu’ils espèrent provoquer une prise de conscience. Les Japonais et Japonaises sont invités à s’interroger sur leur inscription individuelle et collective dans l’espace social et politique, national comme international. Les rangs serrés de manifestants, les victimes allongées sur les brancards, les portraits, les orateurs, les passants et passantes fuyants, le vendeur âgé sur le marché ou la jeune fille devant le bar à strip tease sont à considérer comme des allégories prosaïques, des images d’un quotidien qu’il s’agit alors de réinventer.

 

Un exemple 1968

 

William Klein, « Grands soirs et petits matins », 1978

 

« Extraits d’un film qui aurait dû exister », intertitre en ouverture de Grands soirs et petits matins

Au printemps 1968, en pleine effervescence révolutionnaire, le cinéma français tient ses états généraux pour « façonner le visage du cinéma de demain ». Pour documenter les différents aspects de la révolte sociale et culturelle, émerge l’idée de faire un film collectif, synthèse regroupant des plans réalisés partout en France. L’artiste américain William Klein, dont l’appartement est situé au cœur du quartier latin à Paris, se lance dans l’aventure, caméra au poing, accompagné d’un preneur de son. À l’Université de la Sorbonne et dans les rues alentour, au Théâtre de l’Odéon, au Stade Charléty, ils enregistrent les combats et les revendications, principalement étudiantes ; les débats publics et les discussions improvisées ; les discours. Le projet de film collectif n’aboutit pas mais en 1978, pour célébrer les 10 ans des événements de mai, William Klein se plonge dans ses archives et décide de monter ces « extraits d’un film qui aurait dû exister ». De ces plans réalisés avec beaucoup d’improvisation naît Grands soirs et petits matins.

 

« Une image globale de mai-juin 1968 », Jean Delmas

Équipé de sa caméra Éclair, le réalisateur a conscience « de filmer l’histoire, en toute liberté ». Au-delà de ses images au cœur des barricades et des manifestations violentes, il met en lumière la petite histoire, celle du quotidien des acteurs et actrices de ces moments de révolte. Il offre au spectateur « un accès de plain-pied par le concret, le vécu de ces jours-là », selon le critique de cinéma Jean Delmas en 1978. Le monde se réécrit dans la Sorbonne, tant dans le Grand Amphithéâtre que dans la cantine, à la crèche sauvage de l’université ou avec les adolescents du Comité Gavroche. Il est discuté et réinventé dans les rues par des passants, calmes ou fougueux. Dans les assemblées, dans les réunions, les orateurs se distinguent par leur talent et leur originalité.

 

« Il faut que ce mouvement permette la discussion permanente et l’affrontement des idées », un anonyme au cours d’une discussion dans la rue (1’57’’)

Ce film est « surtout sur la parole », confie William Klein lorsqu’il se remémore les circonstances du tournage. Sa caméra se faufile dans la foule, bouge sans cesse, le tumulte bouscule le cadrage et la mise au point : il s’agit de donner un équivalent visuel à cette parole libérée, vive, sous toutes ses formes. Des slogans sont créés par des étudiants et des écrivains comme Marguerite Duras ; les insultes et les menaces fusent contre le général de Gaulle, président de la République, suite à ses interventions radiophoniques ; entonnée avec ferveur, l’Internationale rythme la cadence des cortèges ; des anonymes, emportés par l’émotion, se lancent dans des discours, livrent spontanément leurs analyses et leurs points de vue ; les leaders étudiants et syndicaux, dont Daniel Cohn-Bendit, haranguent leur auditoire.

 

 

« On s’est mis à discuter enfin de choses essentielles, de la société, du bonheur, du savoir, de l’art, de la politique. […] Une immense palabre se répandait comme le feu », Michel de Certeau, 1968

 

« En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 » déclare l’anthropologue et historien français Michel de Certeau, en ouverture de « Pour une nouvelle culture : prendre la parole », texte rédigé en juin 1968. Pour beaucoup de jeunes à l’époque, s’arroger le droit de dire, de réclamer, de protester, entraine un profond espoir de changement politique, social et culturel. Pour parvenir à réduire les écarts entre la « bourgeoisie » étudiante et les « prolétaires » ouvriers et paysans, les situations de rencontre se multiplient et les débats laissent des traces, même si l’agitation et la grève s’arrêtent avec l’été. C’est ce moment jubilatoire, que l’on compare aujourd’hui avec le mouvement Nuit Debout du printemps 2016, dont témoigne Grands soirs et petits matins.

  • Twitter
  • Facebook
bottom of page