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« L’idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches. En Angleterre, au XIXe siècle, la journée de travail normale était de quinze heures pour les hommes, de douze heures pour les enfants, bien que ces derniers aient parfois travaillé quinze heures eux aussi. Quand des fâcheux, des empêcheurs de tourner en rond suggéraient que c’était peut-être trop, on leur répondait que le travail évitait aux adultes de sombrer dans l’ivrognerie et aux enfants de faire des bêtises. Dans mon enfance, peu après que les travailleurs des villes eurent acquis le droit de vote, un certain nombre de jours fériés furent établis en droit, au grand dam des classes supérieures. Je me rappelle avoir entendu une vieille duchesse qui disait : « Qu’estce que les pauvres vont faire avec des congés ? C’est travailler qu’il leur faut. » De nos jours, les gens sont moins francs, mais conservent les mêmes idées reçues, lesquelles sont en grande partie à l’origine de notre confusion dans le domaine économique. Examinons un instant cette morale du travail de façon franche et dénuée de superstition. Chaque être humain consomme nécessairement au cours de son existence une certaine part de ce qui est produit par le travail humain. Si l’on suppose, comme il est légitime, que le travail est dans l’ensemble désagréable, il est injuste qu’un individu consomme davantage qu’il ne produit. Bien entendu, il peut fournir des services plutôt que des biens de consommation, comme un médecin, par exemple ; mais il faut qu’il fournisse quelque chose en échange du gîte et du couvert. En ce sens, il faut admettre que le travail est un devoir, mais en ce sens seulement. Je n’insisterai pas sur le fait que dans toutes les sociétés modernes, mis à part l’U.R.S.S., beaucoup de gens échappent même à ce minimum de travail, je veux parler de ceux qui reçoivent de l’argent par héritage ou par mariage. Je pense qu’il est beaucoup moins nuisible de permettre à ces gens-là de vivre oisifs que de condamner ceux qui travaillent à se crever à la tâche ou à crever de faim. Si le salarié ordinaire travaillait quatre heures par jour, il y aurait assez de tout pour tout le monde, et pas de chômage (en supposant qu’on ait recours à un minimum d’organisation rationnelle). Cette idée choque les nantis parce qu’ils sont convaincus que les pauvres ne sauraient comment utiliser autant de loisir. En Amérique, les hommes font souvent de longues journées de travail même s’ils sont déjà très à l’aise ; de tels hommes sont naturellement indignés à l’idée que les salariés puissent connaître le loisir, sauf sous la forme d’une rude punition pour s’être retrouvés au chômage. En fait, ils exècrent le loisir, même pour leur fils. Chose pourtant curieuse, alors qu’ils veulent que leurs fils travaillent tellement qu’ils n’aient pas le temps d’être civilisés, ça ne les dérange pas que leurs femmes et leurs filles n’aient absolument rien à faire. » Russell, Eloge de l’oisiveté, 1936

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