top of page

Des oeuvres et des textes

Liberté Sociéte Démocratie

Maximilien de Robespierre

Å’uvres de Robespierre

Texte établi par recueillies et annotées par A. Vermorel, F. Cournol, 1866 (p. 308-336). 

​

SUR LES RAPPORTS DES IDÉES RELIGIEUSES ET MORALES AVEC LES PRINCIPES RÉPUBLICAINS ET SUR LES FÊTES NATIONALES.

 

CONVENTION. – Séance du 7 mai 1794.

(18 floréal an II.)

 

Citoyens, c’est dans la prospérité que les peuples, ainsi que les particuliers, doivent pour ainsi dire se recueillir pour écouter, dans le silence des passions, la voix de la sagesse. Le moment où le bruit de nos victoires retentit dans l’univers est donc celui où les législateurs de la république française doivent veiller avec une nouvelle sollicitude sur eux-mêmes et sur la patrie, et affermir les principes sur lesquels doivent reposer la stabilité et la félicité de la république. Nous venons aujourd’hui soumettre à votre méditation des vérités profondes qui importent au bonheur des hommes, et vous proposer des mesures qui en découlent naturellement.

Le monde moral, beaucoup plus encore que le monde physique, semble plein de contrastes et d’énigmes. La nature nous dit que l’homme est né pour la liberté, et l’expérience des siècles nous montre l’homme esclave ; ses droits sont écrits dans son cœur, et son humiliation dans l’histoire : le genre humain respecte Caton, et se courbe sous le joug de César ; la postérité honore la vertu de Brutus, mais elle ne la permet que dans l’histoire ancienne ; les siècles et la terre sont le partage du crime et de la tyrannie ; la liberté et la vertu se sont à peine reposées un instant sur quelques points du globe : Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses.

Ne dis pas cependant, ô Brutus, que la vertu est un fantôme ! Et vous, fondateurs de la république française, gardez-vous de désespérer de l’humanité, ou de douter un moment du succès de votre grande entreprise !

Le monde a changé ; il doit changer encore. Qu’y a-t-il de commun entre ce qui est et ce qui fut ? Les nations civilisées ont succédé aux sauvages errants dans les déserts ; les moissons fertiles ont pris la place des forêts antiques qui couvraient le globe ; un monde a paru au delà des bornes du monde ; les habitants de la terre ont ajouté les mers à leur domaine immense ; l’homme a conquis la foudre, et conjuré celle du Ciel. Comparez le langage imparfait des hiéroglyphes avec les miracles de l’imprimerie ; rapprochez le voyage des Argonautes de celui de Lapeyrouse ; mesurez la distance entre les observations astronomiques des mages de l’Asie et les découvertes de Newton, ou bien entre l’ébauche tracée par la main de Dibutade et les tableaux de David.

Tout a changé dans l’ordre physique ; tout doit changer dans l’ordre moral et politique. La moitié de la révolution du monde est déjà faite ; l’autre moitié doit s’accomplir.

La raison de l’homme ressemble encore au globe qu’il habite : la moitié en est plongée dans les ténèbres quand l’autre est éclairée. Les peuples de l’Europe ont fait des progrès étonnants dans ce qu’on appelle les arts et les sciences, et ils semblent dans l’ignorance des premières notions de la morale publique ; ils connaissent tout, excepté leurs droits et leurs devoirs. D’où vient ce mélange de génie et de stupidité ? De ce que, pour chercher à se rendre habile dans les arts, il ne faut que suivre ses passions, tandis que pour défendre ses droits et respecter ceux d’autrui, il faut les vaincre. Il est encore une autre raison : c’est que les rois, qui font le destin de la terre, ne craignent ni les grands géomètres, ni les grands peintres, ni les grands poëtes, et qu’ils redoutent les philosophes rigides et les défenseurs de l’humanité.

Cependant, le genre humain est dans un état violent qui ne peut être durable. La raison humaine marche depuis longtemps contre les trônes à pas lents, et par des routes détournées, mais sûres ; le génie menace le despotisme, alors même qu’il semble le caresser : il n’est plus guère défendu que par l’habitude et par la terreur, et surtout par l’appui que lui prête la ligue des riches et de tous les oppresseurs subalternes, qu’épouvante le caractère imposant de la Révolution française.

Le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce humaine ; on serait tenté de le regarder au milieu d’elle comme une espèce différente : l’Europe est à genoux devant les ombres des tyrans que nous punissons.

En Europe, un laboureur, un artisan sont des animaux dressés pour le plaisir d’un noble. En France, les nobles cherchent à se transformer en laboureurs et en artisans, et ne peuvent pas même obtenir cet honneur.

L’Europe ne conçoit pas qu’on puisse vivre sans rois, sans nobles, et nous que l’on puisse vivre avec eux.

L’Europe prodigue son sang pour river les chaînes de l’humanité, et nous pour les briser.

Nos sublimes voisins entretiennent gravement l’univers de la santé du roi, de ses divertissements, de ses voyages ; ils veulent absolument apprendre à la postérité à quelle heure il a dîné, à quel moment il est revenu de la chasse, quelle est la terre heureuse qui à chaque instant du jour eut l’honneur d’être foulée par ses pieds augustes, quels sont les noms des esclaves privilégiés qui ont paru en sa présence au lever, au coucher du soleil.

Nous lui apprendrons, nous, les noms et les vertus des héros morts en combattant pour la liberté ; nous lui apprendrons dans quelle terre les derniers satellites des tyrans ont mordu la poussière ; nous lui apprendrons à quelle heure a sonné le trépas des oppresseurs du monde.

Oui, cette terre délicieuse que nous habitons, et que la nature caresse avec prédilection, est faite pour être le domaine de la liberté et du bonheur ; ce peuple sensible et fier est vraiment né pour la gloire et pour la vertu. Ô ma patrie ! si le destin m’avait fait naître dans une contrée étrangère et lointaine, j’aurais adressé au Ciel des vœux continuels pour ta prospérité ; j’aurais versé des larmes d’attendrissement au récit de tes combats et de tes vertus ; mon âme attentive aurait suivi avec une inquiète ardeur tous les mouvements de ta glorieuse révolution, j’aurais envié le sort de tes citoyens ; j’aurais envié celui de tes représentants : je suis Français, je suis l’un de tes réprésentants !… Ô peuple sublime ! reçois le sacrifice de tout mon être : heureux celui qui est né au milieu de toi ! plus heureux celui qui peut mourir pour ton bonheur !

Ô vous ! à qui il a confié ses intérêts et sa puissance, que ne pouvez-vous pas avec lui et pour lui !. Oui, vous pouvez montrer au monde le spectacle nouveau de la démocratie affermie dans un vaste empire. Ceux qui dans l’enfance du droit public, et du sein de la servitude ont balbutié des maximes contraires prévoyaient-ils les prodiges opérés depuis un an ? Ce qui vous reste à faire est-il plus difficile que ce que vous avez fait ? Quels sont les politiques qui peuvent vous servir de précepteurs ou de modèles ? Ne faut-il pas que vous fassiez précisément tout le contraire de ce qui a été fait avant vous ? L’art de gouverner a été jusqu’à nos jours l’art de tromper et de corrompre les hommes, il ne doit être que celui de les éclairer et de les rendre meilleurs.

Il y a deux sortes d’égoïsmes : l’un vil, cruel, qui isole l’homme de ses semblables, qui cherche un bien-être exclusif, acheté par la misère d’autrui ; l’autre, généreux, bienfaisant, qui confond notre bonheur dans le bonheur de tous, qui attache notre gloire à celle de la patrie. Le premier fait les oppresseurs et les tyrans ; le second, les défenseurs de l’humanité. Suivons son impulsion salutaire ; chérissons le repos acheté par de glorieux travaux : ne craignons point la mort qui les couronne, et nous consoliderons le bonheur de notre patrie, et même le nôtre.

Le vice et la vertu font les destins de la terre : ce sont les deux génies opposés qui se la disputent. La source de l’un et de l’autre est dans les passions de l’homme : selon la direction qui est donnée à ses passions, l’homme s’élève jusqu’aux cieux ou s’enfonce dans des abîmes fangeux ; or le but de toutes les institutions sociales, c’est de le diriger vers la justice, qui est à la fois le bonheur public et le bonheur privé.

Le fondement unique de la société civile, c’est la morale. Toutes les associations qui nous font la guerre reposent sur le crime : ce ne sont aux yeux de la vérité que des hordes de sauvages policés et de brigands disciplinés. À quoi se réduit donc cette science mystérieuse de la politique et de la législation ? À mettre dans les lois et dans l’administration les vérités morales reléguées dans les livres des philosophes, et à appliquer à la conduite des peuples les notions triviales de probité que chacun est forcé d’adopter pour sa conduite privée, c’est-à-dire à employer autant d’habileté à faire régner la justice que les gouvernements en ont mis jusqu’ici à être injustes impunément ou avec bienséance.

Aussi, voyez combien d’art les rois et leurs complices ont épuisé pour échapper à l’application de ces principes, et pour obscurcir toutes les notions du juste et de l’injuste ! Qu’il était exquis le bon sens de ce pirate, qui répondit à Alexandre : On m’appelle brigand, parce que je n’ai qu’un navire ; et toi, parce que tu as une flotte, on t’appelle conquérant ! Avec quelle impudeur ils font des lois contre le vol, lorsqu’ils envahissent la fortune publique ! On condamne en leur nom les assassins, et ils assassinent des millions d’hommes par la guerre et par la misère ! Sous la monarchie, les vertus domestiques ne sont que des ridicules ; mais les vertus publiques sont des crimes : la seule vertu est d’être l’instrument docile des crimes du prince ; le seul honneur est d’être aussi méchant que lui. Sous la monarchie, il est permis d’aimer sa famille, mais non la patrie ; il est honorable de défendre ses amis, mais non les opprimés. La probité de la monarchie respecte toutes les propriétés, excepté celles du pauvre ; elle protège tous les droits, excepté ceux du peuple.

Voici un article du code de la monarchie :

Tu ne voleras pas, à moins que tu ne sois le roi, ou que tu n’aies obtenu un privilège du roi. Tu n’assassineras pas, à moins que tu ne fasses périr d’un seul coup plusieurs milliers d’hommes.

Vous connaissez ce mot ingénu du cardinal de Richelieu, écrit dans son testament politique, que les rois doivent s’abstenir avec grand soin de se servir des gens de probité, parce qu’ils ne peuvent en tirer parti. Plus de deux mille ans auparavant, il y avait sur les bords du Pont-Euxin un petit roi qui professait la même doctrine d’une manière encore plus énergique. Ses favoris avaient fait mourir quelques-uns de ses amis par de fausses accusations ; il s’en aperçut : un jour que l’un deux portait devant lui une nouvelle délation. Je te ferais mourir, lui dit-il, si des scélérats tels que toi n’étaient pas nécessaires aux despotes. On assure que ce prince était un des meilleurs qui aient jamais existé.

Mais c’est en Angleterre que le machiavélisme a poussé cette doctrine royale au plus haut degré de perfection.

Je ne doute pas qu’il y ait beaucoup de marchands à Londres qui se piquent de quelque bonne foi dans les affaires de leur négoce, mais il y a à parier que ces honnêtes gens trouvent tout naturel que les membres du parlement britannique vendent publiquement au roi Georges leur conscience et les droits du peuple, comme ils vendent eux-même les productions de leurs manufactures.

Pitt déroule aux yeux de ce parlement la liste de ses bassesses et de ses forfaits. Tant pour la trahison, tant pour les assassinats des représentants du peuple et des patriotes, tant pour la calomnie, tant pour la famine, tant pour la corruption, tant pour la fabrication de la fausse monnaie. Le sénat écoute avec un sang-froid admirable et approuve le tout avec soumission.

En vain la voix d’un seul homme s’élève avec l’indignation de la vertu contre tant d’infamies : le ministre avoue ingénument qu’il ne comprend rien à des maximes si nouvelles pour lui, et le sénat rejette la motion.

Stanhope, ne demande point acte à tes indignes collègues de ton opposition à leurs crimes ; la postérité te le donnera, et leur censure est pour toi le plus beau titre à l’estime de ton siècle même.

Que conclure de tout ce que je viens de dire ? Que l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la république.

La Révolution qui tend à l’établir n’est que le passage du règne du crime à celui de la justice ; de là les efforts continuels des rois ligués contre nous et de tous les conspirateurs pour perpétuer chez nous les préjugés et les vices de la monarchie.

Tout ce qui regrettait l’ancien régime, tout ce qui ne s’était lancé dans la carrière de la Révolution que pour arriver à un changement de dynastie s’est appliqué dès le commencement à arrêter les progrès de la morale publique ; car quelle différence y avait-il entre les amis de d’Orléans ou d’York et ceux de Louis XVI, si ce n’est de la part des premiers peut-être un plus haut degré de lâcheté et d’hypocrisie ?

Les chefs des factions qui partagèrent les deux premières législatures, trop lâches pour croire à la république, trop corrompus pour la vouloir, ne cessèrent de conspirer, pour effacer du cœur des hommes les principes éternels que leur propre politique les avait d’abord obligés de proclamer. La conjuration se déguisait alors sous la couleur de ce perfide modérantisme qui, protégeant le crime et tuant la vertu, nous ramenait par un chemin oblique et sûr à la tyrannie.

Quand l’énergie républicaine eut confondu ce lâche système et fondé la démocratie, l’aristocratie et l’étranger formèrent le plan de tout outrer et de tout corrompre ; ils se cachèrent sous les formes de la démocratie pour la déshonorer par des travers aussi funestes que ridicules, et pour l’étouffer dans son berceau.

On attaqua la liberté en même temps par le modérantisme et par la fureur. Dans ce choc de deux factions opposées en apparence, mais dont les chefs étaient unis par des nœuds secrets, l’opinion publique était dissoute, la représentation avilie, le peuple nul, et la Révolution ne semblait être qu’un combat ridicule pour décider à quels fripons resterait le pouvoir de déchirer et de vendre la patrie.

La marche des chefs de parti qui semblaient les plus divisés fut toujours à peu près la même, leur principal caractère fut une profonde hypocrisie.

Lafayette invoquait la constitution pour relever la puissance royale ; Dumouriez invoquait la constitution pour protéger la faction girondine contre la Convention nationale ; au mois d’août 1792, Brissot et les Girondins voulaient faire de la constitution un bouclier pour parer le coup qui menaçait le trône ; au mois de janvier suivant, les mêmes conspirateurs réclamaient la souveraineté du peuple pour arracher la royauté à l’opprobre de l’échafaud, et pour allumer la guerre civile dans les assemblées sectionnaires ; Hébert et ses complices réclamaient la souveraineté du peuple, pour égorger la Convention nationale et anéantir le gouvernement républicain.

Brissot et les Girondins avaient voulu armer les riches contre le peuple ; la faction d’Hébert, en protégeant l’aristocratie, caressait le peuple pour l’opprimer par lui-même.

Danton, le plus dangereux des ennemis de la patrie, s’il n’en avait été le plus lâche, Danton, ménageant tous les crimes, lié à tous les complots, promettant aux scélérats sa protection, aux patriotes sa fidélité : habile à expliquer ses trahisons par des prétextes de bien public, à justifier ses vices par ses défauts prétendus, faisait inculper par ses amis, d’une manière insignifiante ou favorable, les conspirateurs près de consommer la ruine de la république, pour avoir occasion de les défendre lui-même ; transigeait avec Brissot, correspondait avec Ronsin, encourageait Hébert, et s’arrangeait à tout événement pour profiter également de leur chute ou de leurs succès, et pour rallier tous les ennemis de la liberté contre le gouvernement républicain.

C’est surtout dans ces derniers temps que l’on vit se développer dans toute son étendue l’affreux système ourdi par nos ennemis de corrompre la morale publique : pour mieux y réussir, ils s’en étaient eux-mêmes établi les professeurs ; ils allaient tout flétrir, tout confondre par un mélange odieux de la pureté de nos principes avec la corruption de leurs cœurs.

Que voulaient-ils ceux qui, au sein des conspirations dont nous étions environnés, au milieu des embarras d’une telle guerre, au moment où les torches de la discorde civile fumaient encore, attaquèrent tout à coup tous les cultes par la violence, pour s’ériger eux-mêmes en apôtres fougueux du néant et en missionnaires fanatiques de l’athéisme ? Quel était le motif de cette grande opération tramée dans les ténèbres de la nuit, à l’insu de la Convention nationale, par des prêtres, par des étrangers et par des conspirateurs ? Était-ce l’amour de la patrie ? La patrie leur a déjà infligé le supplice des traîtres. Était-ce la haine des prêtres ? Les prêtres étaient leurs amis. Était-ce l’horreur du fanatisme ? C’était le seul moyen de lui fournir des armes. Était-ce le désir de hâter le triomphe de la raison ? Mais on ne cessait de l’outrager par des violences absurdes, par des extravagances concertées pour la rendre odieuse ; on ne semblait la reléguer dans les temples que pour la bannir de la république.

On servait la cause des rois ligués contre nous, des rois qui avaient eux-mêmes annoncé d’avance ces événements et qui s’en prévalaient avec succès pour exciter contre nous le fanatisme des peuples par des manifestes et par des prières publiques. Il faut voir avec quelle sainte colère M. Pitt nous oppose ces faits, et avec quel soin le petit nombre d’hommes intègres qui existent au parlement d’Angleterre les rejette sur quelques hommes méprisables, désavoués et punis par vous.

Cependant, tandis que ceux-ci remplissaient leur mission, le peuple anglais jeûnait pour expier les péchés payés par M. Pitt, et les bourgeois de Londres portaient le deuil du culte catholique, comme ils avaient porté celui du roi Capet et de la reine Antoinette. (On rit et on applaudit.)

Admirable politique du ministre de Georges, qui faisait insulter l’Être-Suprême par ses émissaires, et voulait le venger par les baïonnettes anglaises et autrichiennes ! J’aime beaucoup la piété des rois, et je crois fermement à la religion de M. Pitt : il est certain du moins qu’il a trouvé de bons amis en France, car, suivant tous les calculs de la prudence humaine, l’intrigue dont je parle devait allumer un incendie rapide dans toute la république, et lui susciter de nouveaux ennemis au dehors.

Heureusement le génie du peuple français, sa passion inaltérable pour la liberté, la sagesse avec laquelle vous avez averti les patriotes de bonne foi qui pouvaient être entraînés par l’exemple dangereux des inventeurs hypocrites de cette machination ; enfin le soin qu’ont pris les prêtres eux-mêmes de désabuser le peuple sur leur propre compte, toutes ces causes ont prévenu la plus grande partie des inconvénients que les conspirateurs en attendaient. C’est à vous de faire cesser les autres et de mettre à profit, s’il est possible, la perversité même de nos ennemis pour assurer le triomphe des principes et de la liberté,

Ne consultez que le bien de la patrie et les intérêts de l’humanité. Toute institution, toute doctrine qui console et qui élève les âmes doit être accueilli ; rejetez toutes celles qui tendent à les dégrader et à les corrompre. Ranimez, exaltez tous les sentiments généreux et toutes les grandes idées morales qu’on a voulu éteindre ; rapprochez par le charme de l’amitié et par le lien de la vertu les hommes qu’on a voulu diviser. Qui donc t’a donné la mission d’annoncer au peuple que la Divinité n’existe pas, ô toi qui te passionnes pour cette aride doctrine, et qui ne te passionnas jamais pour la patrie ? Quel avantage trouves-tu à persuader à l’homme qu’une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu ; que son âme n’est qu’un souffle léger qui s’éteint aux portes du tombeau ?

L’idée de son néant lui inspirera-t-elle des sentiments plus purs et plus élevés que celle de son immortalité ? lui  inspirera-t-elle plus de respect pour ses semblables et pour lui-même, plus de dévoûment pour la patrie, plus d’audace à braver la tyrannie, plus de mépris pour la mort ou pour la volupté ? Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas ! Vous qui pleurez sur le cercueil d’un fils ou d’une épouse, êtes-vous consolés par celui qui vous dit qu’il ne reste plus d’eux qu’une vile poussière ? Malheureux qui expirez sous les coups d’un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle ! l’innocence sur l’échafaud fait pâlir le tyran sur son char de triomphe : aurait-elle cet ascendant, si le tombeau égalait l’oppresseur et l’opprimé ? Malheureux sophiste ! de quel droit viens-tu arracher à l’innocence le sceptre de la raison pour le remettre dans les mains du crime, jeter un voile funèbre sur la nature, désespérer le malheur, réjouir le vice, attrister la vertu, dégrader l’humanité ? Plus un homme est doué de sensibilité et de génie, plus il s’attache aux idées qui agrandissent son être et qui élèvent son cœur, et la doctrine des hommes de cette trempe devient celle de l’univers. Eh ! comment ces idées ne seraient-elles point des vérités ? Je ne conçois pas du moins comment la nature aurait pu suggérer à l’homme des fictions plus utiles que toutes les réalités, et si l’existence de Dieu, si l’immortalité de l’âme n’étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les conceptions de l’esprit humain.

Je n’ai pas besoin d’observer qu’il ne s’agit pas ici de faire le procès à aucune opinion philosophique en particulier, ni de contester que tel philosophe peut être vertueux, quelles que soient ses opinions, et même en dépit d’elles, par la force d’un naturel heureux ou d’une raison supérieure ; il s’agit de considérer seulement l’athéisme comme national, et lié à un système de conspiration contre la république.

Eh ! que vous importent à vous, législateurs, les hypothèses diverses par lesquelles certains philosophes expliquent les phénomènes de la nature ? Vous pouvez abandonner tous ces objets à leurs disputes éternelles ; ce n’est ni comme métaphysiciens ni comme théologiens que vous devez les envisager : aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique est la vérité.

L’idée de l’Être-Suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine. (On applaudit.) La nature a mis dans l’homme le sentiment du plaisir et de la douleur, qui le force à fuir les objets physiques qui lui sont nuisibles, et à chercher ceux qui lui conviennent. Le chef-d’œuvre de la société serait de créer en lui pour les choses morales un instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal ; car la raison particulière de chaque homme égaré par ses passions n’est souvent qu’un sophiste qui plaide leur cause, et l’autorité de l’homme peut toujours être attaquée par l’amour-propre de l’homme. Or, ce qui produit ou remplace cet instinct précieux, ce qui supplée à l’insuffisance de l’autorité humaine, c’est le sentiment religieux qu’imprime dans les âmes l’idée de la sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l’homme : ainsi je ne sache pas qu’aucun législateur se soit jamais avisé de nationaliser l’athéisme.

Je sais que les plus sages mêmes d’entre eux se sont permis de mêler à la vérité quelques fictions, soit pour frapper l’imagination des peuples ignorants, soit pour les attacher plus fortement à leurs institutions ; Lycurgue et Solon eurent recours à l’autorité des oracles, et Socrate lui-même, pour accréditer la vérité parmi ses concitoyens, se crut obligé de leur persuader qu’elle lui était inspirée par un génie familier.

Vous ne conclurez pas de là sans doute qu’il faille tromper les hommes pour les instruire, mais seulement que vous êtes heureux de vivre dans un siècle et dans un pays dont les lumières ne vous laissent d’autre tâche à remplir que de rappeler les hommes à la nature et à la vérité.

Vous vous garderez bien de briser le lien sacré qui les unit à l’auteur de leur être : il suffit même que cette opinion ait régné chez un peuple pour qu’il soit dangereux de la détruire, car les motifs des devoirs et les bases de la moralité s’étant nécessairement liés à cette idée, l’effacer c’est démoraliser le peuple. Il résulte du même principe qu’on ne doit jamais attaquer un culte établi qu’avec prudence et avec une certaine délicatesse, de peur qu’un changement subit et violent ne paraisse une atteinte portée à la morale, et une dispense de la probité même. Au reste, celui qui peut remplacer la Divinité dans le système de la vie sociale est à mes yeux un prodige de génie ; celui qui, sans l’avoir remplacée, ne songe qu’à la bannir de l’esprit des hommes me paraît un prodige de stupidité ou de perversité.

Qu’est-ce que les conjurés avaient mis à la place de ce qu’ils détruisaient ? Rien, si ce n’est le chaos, le vide et la violence : ils méprisaient trop le peuple pour prendre la peine de le persuader ; au lieu de l’éclairer, ils ne voulaient que l’irriter, l’effaroucher ou le dépraver.

Si les principes que j’ai développés jusqu’ici sont des erreurs, je me trompe du moins avec tout ce que le monde révère. Prenons ici les leçons de l’histoire. Remarquez, je vous prie, comment les hommes qui ont influé sur la destinée des États furent déterminés vers l’un ou l’autre des deux systèmes opposés par leur caractère personnel et par la nature même de leurs vues politiques. Voyez-vous avec quel art profond César, plaidant dans le sénat romain en faveur des complices de Catilina, s’égare dans une digression contre le dogme de l’immortalité de l’âme, tant ces idées lui paraissent propres à éteindre dans le cœur des juges l’énergie de la vertu, tant la cause du crime lui parait liée à celle de l’athéisme ! Cicéron, au contraire, invoquait contre les traîtres et le glaive des lois et la foudre des dieux ; Socrate, mourant, entretient ses amis de l’immortalité de l’âme ; Léonidas, aux Thermopyles, soupant avec ses compagnons d’armes, au moment d’exécuter le dessein le plus héroïque que la vertu humaine ait jamais conçu, les invite pour le lendemain à un autre banquet dans une vie nouvelle. Il y a loin de Socrate à Chaumette, et de Léonidas au Père Duchesne. (On applaudit.) Un grand homme, un véritable héros s’estime trop lui-même pour se complaire dans l’idée de son anéantissement ; un scélérat, méprisable à ses propres yeux, horrible à ceux d’autrui, sent que la nature ne peut lui faire de plus beau présent que le néant. (On applaudit.)

Caton ne balança point entre Épicure et Zénon. Brutus et les illustres conjurés qui partagèrent ses périls et sa gloire appartenaient aussi à cette secte sublime des stoïciens, qui eut des idées si hautes de la dignité de l’homme, qui poussa si loin l’enthousiasme de la vertu, et qui n’outra que l’héroïsme : le stoïcisme enfanta des émules de Brutus et de Caton jusque dans les siècles affreux qui suivirent la perte de la liberté romaine ; le stoïcisme sauva l’honneur de la nature humaine, dégradée par les vices des successeurs de César, et surtout par la patience des peuples. La secte épicurienne revendiquait sans doute tous les scélérats qui opprimèrent leur patrie, et tous les lâches qui la laissèrent opprimer ; aussi, quoique le philosophe dont elle portait le nom ne fût pas personnellement un homme méprisable, les principes de son système, interprétés par la corruption, amenèrent des conséquences si funestes, que l’antiquité elle-même la flétrit par la dénomination de troupeau d’Épicure ; et comme dans tous les temps le cœur humain est au fond le même, et que le même instinct ou le même système politique a commandé aux hommes la même marche, il sera facile d’appliquer les observations que je viens de faire au moment actuel, et même au temps qui a précédé immédiatement notre révolution. Il est bon de jeter un coup d’œil sur ce temps, ne fût-ce que pour pouvoir expliquer une partie des phénomènes qui ont éclaté depuis.

Dès longtemps les observateurs éclairés pouvaient apercevoir quelques symptômes de la révolution actuelle : tous les événements importants y tendaient ; les causes mêmes des particuliers susceptibles de quelque éclat s’attachaient à une intrigue politique ; les hommes de lettres renommés, en vertu de leur influence sur l’opinion, commençaient à en obtenir quelqu’une dans les affaires ; les plus ambitieux avaient formé dès lors une espèce de coalition qui augmentait leur importance ; ils semblaient s’être partagés en deux sectes, dont l’une défendait bêtement le clergé et le despotisme : la plus puissante et la plus illustre était celle qui fut connue sous le nom d’encyclopédistes. Elle renfermait quelques hommes estimables, et un plus grand nombre de charlatans ambitieux ; plusieurs de ses chefs étaient devenus des personnages considérables dans l’État : quiconque ignorerait son influence et sa politique n’aurait pas une idée complète de la préface de notre révolution. Cette secte, en matière de politique, resta toujours au-dessous des droits du peuple ; en matière de morale, elle alla beaucoup au-delà des préjugés religieux : ses coryphées déclamaient quelquefois contre le despotisme, et ils étaient pensionnés par les despotes ; ils faisaient tantôt des livres contre la cour, et tantôt des dédicaces aux rois, des discours pour les courtisans et des madrigaux pour les courtisanes ; ils étaient fiers dans leurs écrits, et rampants dans les antichambres. Cette secte propagea avec beaucoup de zèle l’opinion du matérialisme, qui prévalut parmi les grands et parmi les beaux-esprits ; on lui doit en grande partie cette espèce de philosophie pratique qui, réduisant l’égoïsme en système, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste et de l’injuste, la probité comme une affaire de goût ou de bienséance, le monde comme le patrimoine des fripons adroits. J’ai dit que ses coryphées étaient ambitieux : les agitations qui annonçaient un grand changement dans l’ordre politique des choses avaient pu étendre leurs vues ; on a remarqué que plusieurs d’entre eux avaient des liaisons intimes avec la maison d’Orléans, et la constitution anglaise était, suivant eux, le chef-d’œuvre de la politique, le maximum du bonheur social.

Parmi ceux qui au temps dont je parle se signalèrent dans la carrière des lettres et de la philosophie, un homme, par l’élévation de son âme et par la grandeur de son caractère, se montra digne du ministère de précepteur du genre humain : il attaqua la tyrannie avec franchise ; il parla avec enthousiasme de la Divinité ; son éloquence mâle et probe peignit en traits de flamme les charmes de la vertu ; elle défendit ces dogmes consolateurs que la raison donne pour appui au cœur humain : la pureté de sa doctrine, puisée dans la nature et dans la haine profonde du vice, autant que son mépris invincible pour les sophistes intrigants qui usurpaient le nom de philosophes, lui attira la haine et la persécution de ses rivaux et de ses faux amis. Ah ! s’il avait été témoin de cette révolution, dont il fut le précurseur, et qui l’a porté au Panthéon, qui peut douter que son âme généreuse eût embrassé avec transport la cause de la justice et de l’égalité ? Mais qu’ont fait pour elle ses lâches adversaires ? Ils ont combattu la Révolution dès le moment qu’ils ont craint qu’elle n’élevât le peuple au-dessus de toutes les vanités particulières ; les uns ont employé leur esprit à frelater les principes républicains et à corrompre l’opinion publique : ils se sont prostitués aux factions, et surtout au parti d’Orléans ; les autres se sont renfermés dans une lâche neutralité. Les hommes de lettres, en général, se sont déshonorés dans cette Révolution, et, à la honte éternelle de l’esprit, la raison du peuple en a fait seule tous les frais.

Hommes petits et vains, rougissez, s’il est possible ! Les prodiges qui ont immortalisé cette époque de l’histoire humaine ont été opérés sans vous et malgré vous ; le bon sens sans intrigue et le génie sans instruction ont porté la France à ce degré d’élévation qui épouvante votre bassesse et qui écrase votre nullité ! Tel artisan s’est montré habile dans la connaissance des droits de l’homme, quand tel faiseur de livres, presque républicain en 1788, défendait stupidement la cause des rois en 1793 ; tel laboureur répandait la lumière de la philosophie dans les campagnes, quand l’académicien Condorcet, jadis grand géomètre, dit-on, au jugement des littérateurs, et grand littérateur, au dire des géomètres, depuis conspirateur timide, méprisé de tous les partis, travaillait sans cesse à l’obscurcir par le perfide fatras de ses rhapsodies mercenaires.

Vous avez déjà été frappés sans doute de la tendresse avec laquelle tant d’hommes qui ont trahi leur patrie ont caressé les opinions sinistres que je combats. Que de rapprochements curieux peuvent s’offrir encore à nos esprits ! Nous avons entendu, qui croirait à cet excès d’impudeur ! nous avons entendu dans une société populaire le traître Guadet dénoncer un citoyen pour avoir prononcé le nom de la Providence ! Nous avons entendu, quelque temps après, Hébert en accuser un autre pour avoir écrit contre l’athéisme ! N’est-ce pas Vergniaud et Gensonné, qui en votre présence même, et à votre tribune, pérorèrent avec chaleur pour bannir du préambule de la constitution le nom de l’Être-Suprême, que vous y avez placé ? Danton, qui souriait de pitié aux mots de vertu, de gloire, de prospérité ; Danton, dont le système était d’avilir ce qui peut élever l’âme ; Danton qui était froid et muet dans les plus grands dangers de la liberté, parla après eux avec beaucoup de véhémence en faveur de la même opinion. D’où vient ce singulier accord de principes entre tant d’hommes qui paraissaient être si divisés ? Faut-il l’attribuer simplement au soin que prenaient les déserteurs de la cause du peuple de chercher à couvrir leur défection par une affectation de zèle contre ce qu’ils appelaient les préjugés religieux, comme s’ils avaient voulu compenser leur indulgence pour l’aristocratie et la tyrannie par la guerre qu’ils déclaraient à la Divinité ?

Non, la conduite de ces personnages artificieux tenait sans doute à des vues politiques plus profondes : ils sentaient que pour détruire la liberté, il fallait favoriser, par tous les moyens, tout ce qui tend à justifier l’égoïsme, à dessécher le cœur et à effacer l’idée de ce beau moral, qui est la seule règle sur laquelle la raison publique juge les défenseurs et les ennemis de l’humanité. Ils embrassaient avec transport un système qui, confondant la destinée des bons et des méchants, ne laisse entre eux d’autre différence que les faveurs incertaines de la fortune, ni d’autre arbitre que le droit du plus fort ou du plus rusé.

Vous tendez à un but bien différent ; vous suivrez donc une politique contraire. Mais ne craignons-nous pas de l’éveiller le fanatisme et de donner un avantage à l’aristocratie ? Non : si nous adoptons le parti que la sagesse indique, il nous sera facile d’éviter cet écueil.

Ennemis du peuple, qui que vous soyez, jamais la Convention nationale ne favorisera votre perversité ! Aristocrates, de quelques dehors spécieux que vous veuillez vous couvrir aujourd’hui, en vain chercheriez-vous à vous prévaloir de notre censure contre les auteurs d’une trame criminelle pour accuser les patriotes sincères que la seule haine du fanatisme peut avoir entraînés à des démarches indiscrètes ! Vous n’avez pas le droit d’accuser, et la justice nationale, dans ces orages excités par les factions, sait discerner les erreurs des conspirations ; elle saisira d’une main sûre tous les intrigants pervers, et ne frappera pas un seul homme de bien.

Fanatiques, n’espérez rien de nous ! Rappeler les hommes au culte de l’Être-Suprême, c’est porter le coup mortel au fanatisme. Toutes les fictions disparaissent devant la vérité, et toutes les folies tombent devant la raison. Sans contrainte, sans persécution, toutes les sectes doivent se confondre d’elles-mêmes dans la religion universelle de la nature. (On applaudit.)

Nous vous conseillerons donc de maintenir les principes que vous avez manifestés jusqu’ici. Que la liberté des cultes soit respectée, pour le triomphe même de la raison ; mais qu’elle ne trouble point l’ordre public, et qu’elle ne devienne point un moyen de conspiration. Si la malveillance contre-révolutionnaire se cachait sous ce prétexte, réprimez-la, et reposez-vous du reste sur la puissance des principes et sur la force même des choses.

Prêtres ambitieux, n’attendez donc pas que nous travaillions à rétablir votre empire ! Une telle entreprise serait même au dessus de notre puissance. (On applaudit.) Vous vous êtes tués vous-mêmes, et l’on ne revient pas plus à la vie morale qu’à l’existence physique.

Et d’ailleurs, qu’y a-t-il entre les prêtres et Dieu ? Les prêtres sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. (Nouveaux applaudissements.) Combien le Dieu de la nature est différent du dieu des prêtres ! (Les applaudissements continuent.) Je ne connais rien de si ressemblant à l’athéisme que les religions qu’ils ont faites : à force de défigurer l’Être-Suprême, ils l’ont anéanti autant qu’il était en eux ; ils en ont fait tantôt un globe de feu, tantôt un roi : les prêtres ont créé un dieu à leur image ; ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel, implacable ; ils l’ont traité comme jadis les maires du palais traitèrent les descendants de Clovis, pour régner sous son nom et se mettre à sa place : ils l’ont relégué dans le ciel comme dans un palais, et ne l’ont appelé sur la terre que pour demander à leur profit des dîmes, des richesses, des honneurs, des plaisirs et de la puissance. (Vifs applaudissements.) Le véritable prêtre de l’Être-Suprême, c’est la nature ; son temple, l’univers ; son culte, la vertu ; ses fêtes, la joie d’un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les doux nœuds de la fraternité universelle, et pour lui présenter l’hommage des cœurs sensibles et purs.

Prêtres, par quels titres avez-vous prouvé votre mission ? Avez-vous été plus justes, plus modestes, plus amis de la vérité que les autres hommes ? Avez-vous chéri l’égalité, défendu les droits des peuples, abhorré le despotisme et abattu la tyrannie ? C’est vous qui avez dit aux rois : Vous êtes les images de Dieu sur la terre ; c’est de lui seul que vous tenez votre puissance ; et les rois vous ont répondu : Oui, vous êtes vraiment les envoyés de Dieu ; unissons-nous pour partager les dépouilles et les adorations des mortels. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre. (Applaudissements.)

Laissons les prêtres, et retournons à la divinité. (Applaudissements.) Attachons la morale à des bases éternelles et sacrées ; inspirons à l’homme ce respect religieux pour l’homme, ce sentiment profond de ses devoirs, qui est la seule garantie du bonheur social ; nourrissons-le par toutes nos institutions ; que l’éducation publique soit surtout dirigée vers ce but : vous lui imprimerez sans doute un grand caractère, analogue à la nature de notre gouvernement et à la sublimité des destinées de notre république ; vous sentirez la nécessité de la rendre commune et égale pour tous les Français. Il ne s’agit plus de former des messieurs, mais des citoyens ? la patrie a seule le droit d’élever ses enfants ; elle ne peut confier ce dépôt à l’orgueil des familles ni aux préjugés des particuliers, aliments éternels de l’aristocratie, et d’un fédéralisme domestique qui rétrécit les âmes en les isolant, et détruit avec l’égalité tous les fondements de l’ordre social. Mais ce grand objet est étranger à la discussion actuelle.

Il est cependant une sorte d’institution qui doit être considérée comme une partie essentielle de l’éducation publique, et qui appartient nécessairement au sujet de ce rapport ; je veux parler des fêtes nationales.

Rassemblez les hommes ; vous les rendrez meilleurs, car les hommes rassemblés chercheront à se plaire, et ils ne pourront se plaire que par les choses qui les rendent estimables. Donnez à leur réunion un grand motif moral et politique, et l’amour des choses honnêtes entrera avec le plaisir dans les cœurs, car les hommes ne se voient pas sans plaisir.

L’homme est le plus grand objet qui soit dans la nature et le plus magnifique de tous les spectacles, c’est celui d’un grand peuple assemblé. On ne parle jamais sans enthousiasme des fêtes nationales de la Grèce ; cependant elles n’avaient guère pour objet que des jeux où brillaient la force du corps, l’adresse, ou tout au plus le talent des poëtes et des orateurs ; mais la Grèce était là : on voyait un spectacle plus grand que les jeux ; c’étaient les spectateurs eux-mêmes, c’était le peuple vainqueur de l’Asie, que les vertus républicaines avaient élevé quelquefois au-dessus de l’humanité ; on voyait les grands hommes qui avaient sauvé et illustré la patrie ; les pères montraient à leur fils Miltiade, Aristide, Épaminondas, Timoléon, dont la seule présence était une leçon vivante de magnanimité, de justice et de patriotisme. (Applaudissements.)

Combien il serait facile au peuple français de donner à nos assemblées un objet plus étendu et un plus grand caractère ! Un système de fêtes bien entendu serait à la fois le plus doux lien de fraternité et le plus puissant moyen de régénération.

Ayez des fêtes générales et plus solennelles pour toute la république ; ayez des fêtes particulières, et pour chaque lieu, qui soient des jours de repos, et qui remplacent ce que les circonstances ont détruit.

Que toutes tendent à réveiller les sentiments généreux qui font le charme et l’ornement de la vie humaine : l’enthousiasme de la liberté, l’amour de la patrie, le respect des lois ; que la mémoire des tyrans et des traîtres y soit vouée à l’exécration, que celle des héros de la liberté et des bienfaiteurs de l’humanité y reçoive le juste tribu de la reconnaissance publique ; qu’elles puisent leur intérêt et leurs noms mêmes dans les événements immortels de notre Révolution et dans les objets les plus sacrés et les plus chers au cœur de l’homme ; qu’elles soient embellies et distinguées par des emblèmes analogues à leur objet particulier : invitons à nos fêtes et la nature et toutes les vertus ; que toutes soient célébrées sous les auspices de l’Être-Suprême ; qu’elles lui soient consacrées : qu’elles s’ouvrent et qu’elles finissent par un hommage à sa puissance et à sa bonté !

Tu donneras ton nom sacré à l’une de nos plus belles fêtes, ô toi, fille de la nature ! mère du bonheur et de la gloire, toi, seule légitime souveraine du monde, détrônée par le crime ; toi, à qui le peuple français a rendu son empire, et qui lui donnes en échange une patrie et des mœurs, auguste Liberté tu partageras nos sacrifices avec ta compagne immortelle, la douce et sainte Égalité ! (Applaudissements.) Nous fêterons l’humanité, l’humanité avilie et foulée aux pieds par les ennemis de la République française ! Ce sera un beau jour que celui où nous célébrerons la fête du genre humain ! C’est le banquet fraternel et sacré où, du sein de la victoire, le peuple français invitera la famille immense dont il défend l’honneur et les imprescriptibles droits. Nous célébrerons aussi tous les grands hommes, de quelque temps et de quelque pays que ce soit, qui ont affranchi leur patrie du joug des tyrans, et qui ont fondé la liberté par de sages lois. Vous ne serez point oubliés, illustres martyrs de la république française ! Vous ne serez point oubliés, héros morts en combattant pour elle ! Qui pourrait oublier les héros de ma patrie !… La France leur doit sa liberté : l’univers leur devra la sienne : que l’univers célèbre bientôt leur gloire en jouissant de leurs bienfaits ! Combien de traits héroïques confondus dans la foule des grandes actions que la liberté a comme prodiguées parmi nous ! Combien de noms, dignes d’être inscrits dans les fastes de l’histoire, demeurent ensevelis dans l’obscurité ! Mânes inconnus et révérés, si vous échappez à la célébrité, vous n’échapperez point à notre tendre reconnaissance !

Qu’ils tremblent, tous les tyrans armés contre la liberté, s’il en existe encore alors ! qu’ils tremblent, le jour où les Français viendront sur vos tombeaux jurer de vous imiter ! Jeunes Français, entendez-vous l’immortel Barra, qui, du Panthéon, vous appelle à la gloire ! Venez répandre des fleurs sur sa tombe sacrée ! (De jeunes élèves de la patrie, qui se trouvent dans le sein de l’assemblée s’écrient, avec le plus vif enthousiasme : Vive la République !) Barra, enfant héroïque, tu nourrissais ta mère, et tu mourus pour ta patrie ! Barra, tu as déjà reçu le prix de ton héroïsme : la patrie a adopté ta mère ; la patrie, étouffant les factions criminelles, va s’élever triomphante sur les ruines des vices et des trônes. Ô Barra ! tu n’as pas trouvé de modèles dans l’antiquité, mais tu as trouvé parmi nous des émules de ta vertu !

Par quelle fatalité ou par quelle ingratitude a-t-on laissé dans l’oubli un héros plus jeune encore, et digne des hommages de la postérité ? Les Marseillais rebelles, rassemblés sur les bords de la Durance, se préparaient à passer cette rivière pour aller égorger les patriotes faibles et désarmés de ces malheureuses contrées : une troupe peu nombreuse de républicains, réunis de l’autre côté, ne voyait d’autre ressource que de couper les câbles des pontons qui étaient au pouvoir de leurs ennemis ; mais tenter une telle entreprise en présence des bataillons nombreux qui couvraient l’autre rive, et à la portée de leurs fusils, paraissait une entreprise chimérique aux plus hardis. Tout à coup, un enfant de treize ans s’élance sur une hache ; il vole au bord du fleuve, et frappe le câble de toute sa force : plusieurs décharges de mousqueterie sont dirigées contre lui ; il continue de frapper à coups redoublés ; enfin il est atteint d’un coup mortel ; il s’écrie : Je meurs, cela m’est égal, c’est pour la liberté ! il tombe, il est mort !… (Applaudissements réitérés.) Respectable enfant, que la patrie s’enorgueillisse de t’avoir donné le jour I Avec quel orgueil la Grèce et Rome auraient honoré ta mémoire, si elles avaient produit un héros tel que toi !

Citoyens, portons en pompe ses cendres au temple de la Gloire ; que la République en deuil les arrose de larmes amères ! Non, ne le pleurons pas ; imitons-le, vengeons-le par la ruine de tous les ennemis de notre République !

Toutes les vertus se disputent le droit de présider à nos fêtes. Instituons les fêtes de la gloire, non de celle qui ravage et opprime le monde, mais de celle qui l’affranchit, qui l’éclaire et qui le console ; de celle qui, après la patrie, est la première idole des cœurs généreux. Instituons une fête plus touchante, la fête du malheur : les esclaves adorent la fortune et le pouvoir ; nous, honorons le malheur ; le malheur, que l’humanité ne peut entièrement bannir de la terre, mais qu’elle console et soulage avec respect ! Tu obtiendras aussi cet hommage, ô toi qui jadis unissais les héros et les sages ! toi qui multiplies les forces des amis de la patrie, et dont les méchants, liés par le crime, ne connurent jamais que le simulacre imposteur ! divine Amitié, tu retrouveras chez les Français républicains ta puissance et tes autels. (On applaudit).

Pourquoi ne rendrions-nous pas le même honneur au pudique et généreux amour, à la foi conjugale, à la tendresse paternelle, à la piété filiale ? Nos fêtes sans doute ne seront ni sans intérêt ni sans éclat. Vous y serez, braves défenseurs de la patrie, que décorent de glorieuses cicatrices ! Vous y serez, vénérables vieillards, que le bonheur préparé à votre postérité doit consoler d’une longue vie passée sous le despotisme ! Vous y serez, tendres élèves de la patrie, qui croissez pour étendre sa gloire et pour recueillir le fruit de nos travaux !

Vous y serez, jeunes citoyennes, à qui la victoire doit ramener bientôt des frères et des amants dignes de vous ! Vous y serez, mères de famille, dont les époux et les fils élèvent des trophées à la République avec les débris des trônes ! Ô femmes françaises ! chérissez la liberté achetée au prix de leur sang. Servez-vous de votre empire pour étendre celui de la vertu républicaine ! Ô femmes françaises ! vous êtes dignes de l’amour et du respect de la terre. Qu’avez-vous à envier aux femmes de Sparte ? Comme elles, vous avez donné le jour à des héros ; comme elles, vous les avez dévoués avec un abandon sublime à la patrie ! (On applaudit).

Malheur à celui qui cherche à éteindre ce sublime enthousiasme et à étouffer par de désolantes doctrines cet instinct moral du peuple qui est le principe de toutes les grandes actions ! C’est à vous, représentants du peuple, qu’il appartient de faire triompher les vérités que nous venons de développer. Bravez les clameurs insensées de l’ignorance présomptueuse ou de la perversité hypocrite. Quelle est donc la dépravation dont nous étions environnés, s’il nous a fallu du courage pour les proclamer ? La postérité pourra-t-elle croire que les factions vaincues avaient porté l’audace jusqu’à nous accuser de modérantisme et d’aristocratie pour avoir rappelé l’idée de la Divinité et de la morale ? Croira-t-elle qu’on ait osé dire, jusque dans cette enceinte, que nous avions par là reculé la raison humaine de plusieurs siècles ? Ils invoquaient la raison, les monstres qui aiguisaient contre vous leurs poignards sacrilèges !

Tous ceux qui défendaient vos principes et votre dignité devaient être aussi sans doute les objets de leur fureur. Ne nous étonnons pas si tous les scélérats ligués contre vous semblent vouloir nous préparer la ciguë ; mais avant de la boire, nous sauverons la patrie ! (On applaudit). Le vaisseau qui porte la fortune de la République n’est pas destiné à faire naufrage : il vogue sous vos auspices, et les tempêtes seront forcées de le respecter. (Nouveaux applaudissements).

Asseyez-vous donc tranquillement sur les bases immuables de la justice, et ravivez la morale publique ; tonnez sur la tête des coupables, et lancez la foudre sur vos ennemis ! Quel est l’insolent qui, après avoir rampé aux pieds d’un roi, ose insulter à la majesté du peuple français dans la personne de ses représentants ? Commandez à la victoire, mais replongez surtout le vice dans le néant ! Les ennemis de la République sont tous les hommes corrompus. (On applaudit). Le patriote n’est autre chose qu’un homme probe et magnanime dans toute la force de ce terme. (On applaudit). C’est peu d’anéantir les rois ; il faut faire respecter à tous les peuples le caractère du peuple français. C’est en vain que nous porterions au bout de l’univers la renommée de nos armes, si toutes les passions déchirent impunément le sein de la patrie. Défions-nous de l’ivresse même des succès. Soyons terribles dans les revers, modestes dans nos triomphes (on applaudit), et fixons au milieu de nous la paix et le bonheur par la sagesse et par la morale ! Voilà le véritable but de nos travaux ; voilà la tâche la plus héroïque et la plus difficile. Nous croyons concourir à ce but en vous proposant le décret suivant : (Les applaudissements se renouvellent et se prolongent.)

Art. 1er. — Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être-Suprême et l’immortalité de l’âme.

2. — Il reconnaît que le culte digne de l’Être-Suprême est la pratique des devoirs de l’homme.

3. — Il met au premier rang de ces devoirs de détester la mauvaise foi et la tyrannie, de punir les tyrans et les traîtres, de secourir les malheureux, de respecter les faibles, de défendre les opprimés, de faire aux autres tout le bien qu’on peut, et de n’être injuste envers personne.

4. — Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être.

5. — Elles emprunteront leurs noms des événements glorieux de notre Révolution, des vertus les plus chères et les plus utiles à l’homme, des plus grands bienfaits de la nature.

6. — La République française célébrera tous les ans les fêtes du 14 juillet 1789, du 10 août 1792, du 21 janvier 1793, du 31 mai 1793.

7. — Elle célébrera aux jours de décadis les fêtes dont l’énumération suit :

À l’Être-Suprême et à la Nature. — Au Genre humain. — Au Peuple français. — Aux Bienfaiteurs de l’humanité. — Aux Martyrs de la liberté. — À la Liberté et à l’Égalité. — À la République. — À la Liberté du monde. — À l’Amour de la patrie. — À la Haine des tyrans et des traîtres. — À la Vérité. — À la Justice. — À la Pudeur. — À la Gloire et à l’Immortalité. — À l’Amitié. — À la Frugalité. — Au Courage. — À la Bonne Foi. — À l’Héroïsme. — Au Désintéressement. — Au Stoïcisme. — À l’Amour. — À la Foi conjugale. — À l’Amour paternel — À la Tendresse maternelle.  — À la Piété filiale. — À l’Enfance. — À la Jeunesse. — À l’Age viril. — À la Vieillesse. — Au Malheur. — À l’Agriculture. — À l’Industrie. — À nos Aïeux. — À la Postérité. — Au Bonheur.

8. — Les Comités de salut public et d’instruction publique sont chargés de présenter un plan d’organisation de ces fêtes.

9. — La Convention nationale appelle tous les talents dignes de servir la cause de l’humanité à l’honneur de concourir à leur établissement par des hymnes et des chants civiques, et par tous les moyens qui peuvent contribuer à leur embellissement et à leur utilité.

10. — Le Comité de salut public distinguera les ouvrages qui lui paraîtront les plus propres à remplir ces objets, et en récompensera les auteurs.

11. — La liberté des cultes est maintenue, conformément au décret du 18 frimaire.

12. — Tout rassemblement aristocratique et contraire à l’ordre public sera réprimé.

13. — En cas de troubles dont un culte quelconque serait l’occasion ou le motif, ceux qui les exciteraient par des prédications fanatiques, ou par des insinuations contre-révolutionnaires, ceux qui les provoqueraient par des violences injustes et gratuites, seront également punis selon la rigueur des lois.

14. — Il sera fait un rapport particulier sur les dispositions de détail relatives au présent décret.

15. — Il sera célébré le 2 prairial prochain une fête en l’honneur de l’Être-Suprême.

 ROBESPIERRE

ROBESPIERRE

​

SUR LES PRINCIPES DE MORALE POLITIQUE QUI DOIVENT GUIDER LA CONVENTION NATIONALE DANS L’ADMINISTRATION INTÉRIEURE DE LA RÉPUBLIQUE.

 

CONVENTION. – Séance du 5 février 1794.

 

(17 pluviôse an II de la république française.)

 

Après avoir marché longtemps au hasard, et comme emportés par le mouvement des factions contraires, les représentants du peuple français ont enfin montré un caractère et un gouvernement : un changement subit dans la fortune de la nation annonça à l’Europe la régénération qui s’était opérée dans la représentation nationale. Mais jusqu’au moment même où je parle, il faut convenir que nous avons été plutôt guidés, dans des circonstances si orageuses, par l’amour du bien et le sentiment des besoins de la pairie que par une théorie exacte et des règles précises de conduite, que nous n’avions pas même le loisir de tracer.

Il est temps de marquer nettement le but de la révolution et le terme où nous voulons arriver ; il est temps de nous rendre compte à nous-mêmes, et des obstacles qui nous en éloignent encore, et des moyens que nous devons adopter pour l’atteindre…

Quel est le but où nous tendons ? La jouissance paisible de la liberté et de l’égalité, le règne de cette justice éternelle, dont les lois ont été gravées, non sur le marbre et sur la pierre, mais dans le cœur de tous les hommes, même dans celui de l’esclave qui les oublie, et du tyran qui les nie.

Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois ; où l’ambition soit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie ; où les distinctions ne naissent que de l’égalité même ; où le citoyen soit soumis au magistrat, le magistrat au peuple, et le peuple à la justice ; où la patrie assure le bien-être de chaque individu, et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie ; où toutes les âmes s’agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains, et par le besoin de mériter l’estime d’un grand peuple ; où les arts soient les décorations de la liberté, qui les ennoblit ; le commerce, la source de la richesse publique, et non pas seulement de l’opulence monstrueuse de quelques maisons.

Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie.

Nous voulons, en un mot, remplir les vœux de la nature, accomplir les destins de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la Providence du long règne du crime et de la tyrannie. Que la France, jadis illustre parmi les pays esclaves, éclipsant la gloire de tous les peuples libres qui ont existé, devienne le modèle des nations, l’effroi des oppresseurs, la consolation des opprimés, l’ornement de l’univers, et qu’en scellant notre ouvrage de notre sang, nous puissions voir au moins briller l’aurore de la félicité universelle !… Voilà notre ambition, voilà notre but. Quelle nature de gouvernement peut réaliser ces prodiges ? Le seul gouvernement démocratique ou républicain : ces deux mots sont synonymes, malgré les abus du langage vulgaire ; car l’aristocratie n’est pas plus la république que la monarchie. La démocratie n’est pas un état où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideraient du sort de la société entière : un tel gouvernement n’a jamais existé, et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme.

La démocratie est un état où le peuple, souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut faire lui-même.

C’est donc dans les principes du gouvernement démocratique que vous devez chercher les règles de votre conduite politique.

Mais, pour fonder et pour consolider parmi nous la démocratie, pour arriver au règne paisible des lois constitutionnelles, il faut terminer la guerre de la liberté contre la tyrannie, et traverser heureusement les orages de la révolution : tel est le but du système révolutionnaire que vous avez organisé. Vous devez donc encore régler votre conduite sur les circonstances orageuses où se trouve la république, et le plan de votre administration doit être le résultat de l’esprit du gouvernement révolutionnaire combiné avec les principes généraux de la démocratie.

Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C’est la vertu : je parle de la vertu publique, qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine ; de cette vertu, qui n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois !

Mais comme l’essence de la république ou de la démocratie est l’égalité, il s’ensuit que l’amour de la patrie embrasse nécessairement l’amour de l’égalité.

Il est vrai encore que ce sentiment sublime suppose la préférence de l’intérêt public à tous les intérêts particuliers ; d’où il résulte que l’amour de la patrie suppose encore ou produit toutes les vertus : car que sont-elles autre chose que la force de l’âme qui rend capable de ces sacrifices ? et comment l’esclave de l’avarice ou de l’ambition, par exemple, pourrait-il immoler son idole à la patrie ?

Non-seulement la vertu est l’âme de la démocratie, mais elle ne peut exister que dans ce gouvernement. Dans la monarchie, je ne connais qu’un individu qui peut aimer la patrie, et qui pour cela n’a pas même besoin de vertu ; c’est le monarque : la raison en est que de tous les habitants de ses États le monarque est le seul qui ait une patrie. N’est-il pas le souverain au moins de fait ? N’est-il pas à la place du peuple ? Et qu’est-ce que la patrie, si ce n’est le pays où l’on est citoyen et membre du souverain ?

Par une conséquence du même principe, dans les États aristocratiques le mot patrie ne signifie quelque chose que pour les familles patriciennes, qui ont envahi la souveraineté.

Il n’est que la démocratie où l’État est véritablement la patrie de tous les individus qui le composent, et peut compter autant de défenseurs intéressés à sa cause qu’il renferme de citoyens. Voilà la source de la supériorité des peuples libres sur les autres : si Athènes et Sparte ont triomphé des tyrans de l’Asie, et les Suisses des tyrans de l’Espagne et de l’Autriche, il n’en faut point chercher d’autre cause.

Mais les Français sont le premier peuple du monde qui ait établi la véritable démocratie en appelant tous les hommes à L’égalité et à la plénitude des droits du citoyen ; et c’est là, à mon avis, la véritable raison pour laquelle tous les tyrans ligués contre la république seront vaincus.

Il est dès ce moment de grandes conséquences à tirer des principes que nous venons d’exposer.

Puisque l’âme de la république est la vertu, l’égalité, et que votre but est de fonder, de consolider la république, il s’ensuit que la première règle de votre conduite, politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien de l’égalité et au développement de la vertu ; car le premier soin du législateur doit être de fortifier le principe du gouvernement. Ainsi, tout ce qui tend à exciter l’amour de la patrie, à purifier les mœurs, à élever les âmes, à diriger les passions du cœur humain vers l’intérêt public, doit être adopté ou établi par vous ; tout ce qui tend à les concentrer dans l’abjection du mot personnel, à réveiller l’engouement pour les petites choses et le mépris des grandes, doit être rejeté ou réprimé par vous. Dans le système de la révolution française, ce qui est immoral et impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire. La faiblesse, les vices, les préjugés sont le chemin de la royauté. Entraînés trop souvent peut-être par le poids de nos anciennes habitudes, autant que par la pente insensible de la faiblesse humaine, vers les idées fausses et vers les sentiments pusillanimes, nous avons bien moins à nous défendre des excès d’énergie que des excès de faiblesse : le plus grand écueil peut-être que nous ayons à éviter n’est pas la ferveur du zèle, mais plutôt la lassitude du bien et la peur de notre propre courage. Remontez donc sans cesse le ressort sacré du gouvernement républicain, au lieu de le laisser tomber. Je n’ai pas besoin de dire que je ne veux ici justifier aucun excès ; on abuse des principes les plus sacrés : c’est à la sagesse du gouvernement à consulter les circonstances, à saisir les moments, à choisir les moyens ; car la manière de préparer les grandes choses est une partie essentielle du talent de les faire, comme la sagesse est elle-même une partie de la vertu.

Nous ne prétendons pas jeter la république française dans le moule de celle de Sparte ; nous ne voulons lui donner ni l’austérité ni la corruption des cloîtres. Nous venons de vous présenter dans toute sa pureté le principe moral et politique du gouvernement populaire. Vous avez donc une boussole qui peut vous diriger au milieu des orages de toutes les passions et du tourbillon des intrigues qui vous environnent ; vous avez la pierre de touche par laquelle vous pouvez essayer toutes vos lois, toutes les propositions qui vous sont faites. En la comparant sans cesse avec ce principe, vous pourrez désormais éviter l’écueil ordinaire des grandes assemblées, le danger des surprises et des mesures précipitées, incohérentes et contradictoires ; vous pourrez donner à toutes vos opérations l’ensemble, l’unité, la sagesse et la dignité qui doivent annoncer les représentants du premier peuple du monde.

Ce ne sont pas les conséquences faciles du principe de la démocratie qu’il faut détailler ; c’est ce principe simple et fécond qui mérite d’être lui-même développé.

La vertu républicaine peut être considérée par rapport au peuple et par rapport au gouvernement ; elle est nécessaire dans l’un et dans l’autre. Quand le gouvernement seul en est privé, il reste une ressource dans celle du peuple ; mais quand le peuple lui-même est corrompu, la liberté est déjà perdue.

Heureusement, la vertu est naturelle au peuple, en dépit des préjugés aristocratiques. Une nation est vraiment corrompue lorsqu’après avoir perdu par degrés son caractère et sa liberté, elle passe de la démocratie à l’aristocratie ou à la monarchie : c’est la mort du corps politique par la décrépitude. Lorsqu’après quatre cents ans de gloire, l’avarice a enfin chassé de Sparte les mœurs avec les lois de Lycurgue, Agis meurt en vain pour les rappeler ! Démosthènes a beau tonner contre Philippe, Philippe trouve dans les vices d’Athènes, dégénérée, des avocats plus éloquents que Démosthènes ! Il y a bien encore dans Athènes une population aussi nombreuse que du temps de Miltiade et d’Aristide ; mais il n’y a plus d’Athéniens. Qu’importe que Brutus ait tué le tyran ! La tyrannie vit encore dans les cœurs, et Rome n’existe plus que dans Brutus.

Mais lorsque, par des efforts prodigieux de courage et de raison, un peuple brise les chaînes du despotisme pour en faire des trophées à la liberté ; lorsque par la force de son tempérament moral, il sort en quelque sorte des bras de la mort pour reprendre toute la vigueur de la jeunesse : lorsque, tour à tour sensible et fier, intrépide et docile, il ne peut être arrêté ni par les remparts inexpugnables, ni par les armées innombrables des tyrans armés contre lui, et qu’il s’arrête de lui-même devant l’image de la loi, s’il ne s’élance pas rapidement à la hauteur de ses destinées, ce ne pourrait être que la faute de ceux qui le gouvernent.

D’ailleurs, on peut dire en un sens que pour aimer la justice et l’égalité le peuple n’a pas besoin d’une grande vertu ; il lui suffit de s’aimer lui-même.

Mais le magistrat est obligé d’immoler son intérêt à l’intérêt du peuple, et l’orgueil du pouvoir à l’égalité : il faut que la loi parle surtout avec empire à celui qui en est l’organe ; il faut que le gouvernement pèse sur lui-même pour tenir toutes ses parties en harmonie avec elle. S’il existe un corps représentatif, une autorité première constituée par le peuple, c’est à elle de surveiller et de réprimer sans cesse tous les fonctionnaires publics. Mais qui la réprimera elle même, sinon sa propre vertu ? Plus cette source de l’ordre public est élevée, plus elle doit être pure ; il faut donc que le corps représentatif commence par soumettre dans son sein toutes les passions privées à la passion générale du bien public. Heureux les représentants, lorsque leur gloire et leur intérêt même les attachent autant que leurs devoirs à la cause de la liberté !

Déduisons de tout ceci une grande vérité : c’est que le caractère du gouvernement populaire est d’être confiant dans le peuple et sévère envers lui-même.

Ici se bornerait tout le développement de notre théorie, si vous n’aviez qu’à gouverner dans le calme le vaisseau de la république ; mais la tempête gronde, et l’état de révolution où vous êtes vous impose une autre tâche…

Il faut étouffer les ennemis intérieurs et extérieurs de la république, ou périr avec elle ; or, dans cette situation, la première maxime de votre politique doit être que l’on conduit le peuple par la raison, et les ennemis du peuple par la terreur.

Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe de la démocratie appliqué aux plus pressants besoins de la patrie.

On a dit que la terreur était le ressort du gouvernement despotique. Le vôtre ressemble-t-il donc au despotisme ? Oui, comme le glaive qui brille dans les mains des héros de la liberté ressemble à celui dont les satellites de la tyrannie sont armés. Que le despote gouverne par la terreur ses sujets abrutis, il a raison comme despote : domptez par la terreur les ennemis de la liberté, et vous aurez raison comme fondateurs de la république. Le gouvernement de la révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie. La force n’est-elle faite que pour protéger le crime, et n’est-ce pas pour frapper les têtes orgueilleuses que la foudre est destinée ?

La nature impose à tout être physique et moral la loi de pourvoir à sa conservation : le crime égorge l’innocence pour régner, et l’innocence se débat de toutes ses forces dans les mains du crime. Que la tyrannie règne un seul jour ; le lendemain, il ne restera plus un patriote. Jusques à quand la fureur des despotes sera-t-elle appelée justice, et la justice du peuple barbarie ou rébellion ? Comme on est tendre pour les oppresseurs, et inexorable pour les opprimés ! Rien de plus naturel ; quiconque ne hait point le crime ne peut aimer la vertu.

Il faut cependant que l’un ou l’autre succombe. Indulgence pour les royalistes ! s’écrient certaines gens ; grâce pour les scélérats !… Non ! Grâce pour l’innocence, grâce pour les faibles, grâce pour les malheureux, grâce pour l’humanité !

La protection sociale n’est due qu’aux citoyens paisibles ; il n’y a de citoyens dans la république que les républicains. Les royalistes, les conspirateurs ne sont pour elle que des étrangers, où plutôt des ennemis. Cette guerre terrible que soutient la liberté contre la tyrannie n’est-elle pas indivisible ? Les ennemis du dedans ne sont-ils pas les alliés des ennemis du dehors ? Les assassins qui déchirent la patrie dans l’intérieur, les intrigants qui achètent les consciences des mandataires du peuple, les traîtres qui les vendent, les libellistes mercenaires soudoyés pour déshonorer la cause du peuple, pour tuer la vertu publique, pour attiser le feu des discordes civiles, et pour préparer la contre-révolution politique par la contre-révolution morale, tous ces gens-là sont-ils moins coupables ou moins dangereux que les tyrans qu’ils servent ? Tous ceux qui interposent leur douceur parricide entre ces scélérats et le glaive vengeur de la justice nationale ressemblent à ceux qui se jetaient entre les satellites des tyrans et les baïonnettes de nos soldats ; tous les élans de leur fausse sensibilité ne me paraissent que des soupirs échappés vers l’Angleterre et vers l’Autriche.

Eh ! pour qui donc s’attendriraient-ils ? Serait-ce pour deux cent mille héros, l’élite de la nation, moissonnés par le fer des ennemis de la liberté, ou par les poignards des assassins royaux ou fédéralistes ? Non, ce n’étaient que des plébéiens, des patriotes !… Pour avoir droit à leur tendre intérêt, il faut être au moins la veuve d’un général qui a trahi vingt fois la patrie ; pour obtenir leur indulgence, il faut presque prouver qu’on a fait immoler dix mille Français, comme un général romain, pour obtenir le triomphe, devait avoir tué, je crois, dix mille ennemis.

On entend de sang-froid le récit des horreurs commises par les tyrans contre les défenseurs de la liberté, nos femmes horriblement mutilées, nos enfants massacrés sur le sein de leurs mères, nos prisonniers expiant dans d’horribles tourments leur héroïsme touchant et sublime ; on appelle une horrible boucherie la punition trop lente de quelques monstres, engraissés du plus pur sang de la patrie !

On souffre avec patience la misère des citoyennes généreuses qui ont sacrifié à la plus belle des causes leurs frères, leurs enfants, leurs époux ; mais on prodigue les plus généreuses consolations aux femmes des conspirateurs ; il est reçu qu’elles peuvent impunément séduire la justice, plaider contre la liberté la cause de leurs proches et de leurs complices ; on en a fait presque une corporation privilégiée, créancière et pensionnaire du peuple.

Avec quelle bonhomie nous sommes encore la dupe des mots ! Comme l’aristocratie et le modérantisme nous gouvernent encore par les maximes meurtrières qu’ils nous ont données !

L’aristocratie se défend mieux par ses intrigues, que le patriotisme par ses services. On veut gouverner les révolutions par les arguties du palais ; on traite les conspirations contre la république comme les procès entre les particuliers. La tyrannie est, et la liberté plaide ; et le code fait par les conspirateurs eux-mêmes est la loi par laquelle on les juge.

Quand il s’agit du salut de la patrie, le témoignage de l’univers ne peut suppléer à la preuve testimoniale, ni l’évidence même à la preuve littérale.

La lenteur des jugements équivaut à l’impunité ; l’incertitude de la peine encourage tous les coupables, et cependant on se plaint de la sévérité de la justice ! on se plaint de la détention des ennemis de la république ! On cherche ses exemples dans l’histoire des tyrans, parce qu’on ne veut pas les choisir dans celle des peuples, ni les puiser dans le génie de la liberté menacée. À Rome, quand le consul découvrit la conjuration et l’étouffa au même instant par la mort des complices de Catilina, il fut accusé d’avoir violé les formes… Par qui ? par l’ambitieux César, qui voulait grossir son parti de la horde des conjurés ; par les Pison, les Clodius, et tous les mauvais citoyens, qui redoutaient pour eux-mêmes la vertu d’un vrai Romain et la sévérité des lois.

Punir les oppresseurs de l’humanité, c’est clémence ; leur pardonner, c’est barbarie. La rigueur des tyrans n’a pour principe que la rigueur : celle du gouvernement républicain part de la bienfaisance.

Aussi, malheur à celui qui oserait diriger vers le peuple la terreur, qui ne doit approcher que de ses ennemis ! malheur à celui qui, confondant les erreurs inévitables du civisme avec les erreurs calculées de la perfidie, ou avec les attentats des conspirateurs, abandonne l’intrigant dangereux pour poursuivre le citoyen paisible ! Périsse le scélérat qui ose abuser du nom sacré de la liberté, ou des armes redoutables qu’elle lui a confiées, pour porter le deuil ou la mort dans le cœur des patriotes ! Cet abus a existé, on ne peut en douter ; il a été exagéré sans doute par l’aristocratie ; mais n’existât-il dans toute la république qu’un seul homme vertueux persécuté par les ennemis de la liberté, le devoir du gouvernement serait de le rechercher avec inquiétude, et de le venger avec éclat.

Mais faut-il conclure de ces persécutions, suscitées aux patriotes par le zèle hypocrite des contre-révolutionnaires, qu’il faut rendre la liberté aux contre-révolutionnaires et renoncer à la sévérité ? Ces nouveaux crimes de l’aristocratie ne font qu’en démontrer la nécessité. Que prouve l’audace de nos ennemis, sinon la faiblesse avec laquelle ils ont été poursuivis ! elle est due en grande partie à la doctrine relâchée qu’on a prêchée dans ces derniers temps pour les rassurer. Si vous pouviez écouter ces conseils, vos ennemis parviendraient à leur but, et recevraient de vos propres mains le prix du dernier de leurs forfaits.

Qu’il y aurait de légèreté à regarder quelques victoires remportées par le patriotisme comme la fin de tous nos dangers ! Jetez un coup d’œil sur notre véritable situation ; vous sentirez que la vigilance et l’énergie vous sont plus nécessaires que jamais. Une sourde malveillance contrarie partout les opérations du gouvernement ; la fatale influence des cours étrangères, pour être plus cachée, n’en est ni moins active ni moins funeste : on sent que le crime, intimidé, n’a fait que couvrir sa marche avec plus d’adresse.

Les ennemis intérieurs du peuple français se sont divisés en deux factions, comme en deux corps d’armée. Elles marchent sous des bannières de différentes couleurs, et par des routes diverses ; mais elles marchent au même but : ce but est la désorganisation du gouvernement populaire, la ruine de la Convention, c’est-à-dire le triomphe de la tyrannie. L’une de ces deux factions nous pousse à la faiblesse, l’autre aux excès ; l’une veut changer la liberté en bacchante, l’autre en prostituée.

Des intrigants subalternes, souvent même de bons citoyens abusés, se rangent de l’un ou de l’autre parti ; mais les chefs appartiennent à la cause des rois ou de l’aristocratie, et se réunissent toujours contre les patriotes. Les fripons, lors même qu’ils se font la guerre, se haïssent bien moins qu’ils ne détestent les gens de bien. La patrie est leur proie ; ils se battent pour la partager, mais ils se liguent contre ceux qui la défendent…

Quoi est le remède à tous ces maux ? Nous n’en connaissons point d’autre que le développement de ce ressort général de la république, la vertu.

La démocratie périt par deux excès : l’aristocratie de ceux qui gouvernent, ou le mépris du peuple pour les autorités qu’il a lui-même établies ; mépris qui fait que chaque coterie, que chaque individu attire à soi la puissance publique, et ramène le peuple, par l’excès du désordre, à l’anéantissement, ou au pouvoir d’un seul.

La double tâche des modérés et des faux révolutionnaires est de nous ballotter perpétuellement entre ces deux écueils.

Mais les représentants du peuple peuvent les éviter tous deux, car le gouvernement est toujours le maître d’être juste et sage, et quand il a ce caractère, il est sûr de la confiance du peuple…

Nous nous bornerons aujourd’hui à vous proposer de consacrer par votre approbation formelle les vérités morales et politiques sur lesquelles doit être fondée votre administration intérieure et la stabilité de la république, comme vous avez déjà consacré les principes de votre conduite envers les peuples étrangers. Par là, vous rallierez tous les bons citoyens, vous ôterez l’espérance aux conspirateurs, vous assurerez votre marche, et vous confondrez les intrigants et les calomnies des rois ; vous honorerez votre cause et votre caractère aux yeux de tous les peuples.

Donnez au peuple français ce nouveau gage de votre zèle pour protéger le patriotisme, de votre justice inflexible pour les coupables, et de votre dévoûment à la cause du peuple. Ordonnez que les principes de morale politique que nous venons de développer soient proclamés en votre nom au dedans et au dehors de la république[1].

  1.  Les limites restreintes qui nous sont imposées nous ont obligé de faire plusieurs retranchements dans ce discours. Nous sommes pareillement obligés d’omettre, entre autres travaux importants, le Rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, dans la séance du 25 décembre 1793 (5 nivôse an II de la République). Nous en extrairons seulement le passage suivant qui a pour objet d’établir une comparaison entre le gouvernement constitutionnel et le gouvernement révolutionnaire :

    « La théorie du gouvernement révolutionnaire est aussi neuve que la révolution qui l’a amené. Il ne faut pas la chercher dans les livres des écrivains politiques qui n’ont point prévu cette révolution, ni dans les lois des tyrans qui, contents d’abuser de leur puissance, s’occupent peu d’en rechercher la légitimité. Aussi ce mot n’est-il pour l’aristocratie qu’un sujet de terreur ou un sujet de calomnie, pour les tyrans qu’un scandale, pour bien des gens qu’une énigme ; il faut l’expliquer à tous, pour rallier au moins les bons citoyens aux principes de l’intérêt public. La fonction du gouvernement est de diriger les forces morales et physiques de la nation vers le but de son institution. Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la république ; celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder. La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis ; la constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible. Le gouvernement révolutionnaire a besoin d’une activité extraordinaire, précisément parce qu’il est en guerre. Il est soumis à des règles moins uniformes et moins rigoureuses, parce que les circonstances où il se trouve sont orageuses et mobiles, et surtout parce qu’il est forcé de déployer sans cesse des ressources nouvelles et rapides pour des dangers nouveaux et pressants. Le gouvernement constitutionnel s’occupe principalement de la liberté civile, et le gouvernement révolutionnaire de la liberté publique. Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l’abus de la puissance publique ; sous le régime révolutionnaire, la puissance publique elle-même est obligée de se défendre contre toutes les factions qui l’attaquent. Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale, il ne doit aux ennemis du peuple que la mort.

    » Ces notions suffisent pour expliquer l’origine et la nature des lois que nous appelons révolutionnaires. Ceux qui les nomment arbitraires ou tyranniques sont des sophistes stupides ou pervers qui cherchent à confondre les contraires ; ils veulent soumettre au même régime la paix et la guerre, la santé et la maladie, ou plutôt ils ne veulent que la résurrection de la tyrannie et la mort de la patrie. S’ils invoquent l’exécution littérale des adages constitutionnels, ce n’est que pour les violer impunément ; ce sont de lâches assassins qui, pour égorger sans péril la république au berceau, s’efforcent de la garrotter avec des maximes vagues dont ils savent bien se dégager eux-mêmes.

    » Si le gouvernement révolutionnaire doit être plus actif dans sa marche, et plus libre dans ses mouvements que le gouvernement ordinaire, en est-il moins juste et moins légitime ? Non ; il est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple ; sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité.

    » Il a aussi ses règles, toutes puisées dans la justice et dans l’ordre public. Il n’a rien de commun avec l’anarchie ni avec le désordre ; son but, au contraire, est de les réprimer, pour amener et pour affermir le règne des lois ; il n’a rien de commun avec l’arbitraire. Ce ne sont point les passions particulières qui doivent le diriger, mais l’intérêt public. Il doit se rapprocher des principes ordinaires, dans tous les cas où ils peuvent être rigoureusement appliqués sans compromettre la liberté publique. »

  • Twitter
  • Facebook
bottom of page