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La démocratie : apparition du mot chez Hérodote et Eschyle

Les représentations du peuple dans le « débat perse » d’Hérodote

Après avoir raconté le renversement des Mages qui, dans la Perse du VIe siècle, s’emparèrent du pouvoir après la mort de Cambyse, Hérodote met en scène un débat entre les instigateurs du soulèvement, concernant le choix du meilleur régime. Trois personnages prennent tour à tour la parole, pour défendre respectivement le régime populaire – qui n’est jamais appelé démocratie mais simplement évoqué à partir de termes comme isonomie (« l’égale répartition ») ou d’expressions associant deux mots qui pourraient aboutir aux composés pléth-archie, plétho-cratie ou dém-archie –, puis l’oligarchie et enfin la monarchie.

Les façons de désigner le peuple varient en fonction des discours et de l’opinion des personnages qui s’expriment. Dans le discours d’Otanès, qui plaide pour l’adoption du régime populaire, c’est plèthos qui est utilisé. Mégabyze, partisan de l’oligarchie, commence par reprendre plèthos, le modifie rapidement en homilos, qui évoque un groupe sans nécessairement faire référence au nombre, puis passe à dèmos. Darius, enfin, qui prône la monarchie, passe lui aussi de plèthos à dèmos. Ces glissements d’un terme à l’autre ne sont pas neutres : ils sont en rapport étroit avec la nature de l’argumentation. Le premier discours, celui d’Otanès, commence par une attaque en règle contre la monarchie, attaque qui porte en creux l’éloge de ce qu’Otanès considère comme le type de régime opposé, le gouvernement du peuple. Les arguments explicites en faveur de ce dernier régime forment la conclusion de son discours :

Le gouvernement de la masse (plèthos archon), lui, possède, pour commencer, le nom le plus beau de tous, celui d’isonomie. Ensuite, il ne fait rien de ce que fait le monarque (mounarchos) : au contraire, il exerce les magistratures (archei tas archas) par le biais du tirage au sort, l’autorité (archè) y est soumise à reddition de comptes, il porte toutes les délibérations au sein de la communauté (es to koinon). Mon avis est donc que nous abandonnions la monarchie pour élever la masse (to plèthos). C’est en effet dans le nombre (en tô pollô) que tout réside. (Hérodote, 3.80)

 

En opposant la monarchie à l’isonomie et à ce qu’il présente comme une plèth-archie, Otanès met l’accent sur l’égalité, qui se traduit par le tirage au sort des magistratures et la pratique délibérative (par contraste avec la toute-puissance tyrannique du monarque), mais surtout sur le grand nombre, le plèthos, qui répond à la démesure de celui qui « gouverne seul » (mounarchos). La phrase conclusive du discours (en gar tô pollô eni ta panta  : « c’est dans le nombre que tout réside »), insiste sur le fait que la pluralité, tant dans l’exercice de l’archè (le gouvernement) que de la boulè (la délibération) est le critère principal qui évite à ce régime de tomber dans tous les excès de la monarchie. Pour Otanès le peuple se définit donc d’abord et avant tout comme une collectivité.

 

Ses adversaires, eux, tout en reprenant la notion de collectivité, attribuent à cette dernière un certain nombre de caractéristiques qui visent à en donner une représentation négative. Mégabyze, avant de vanter les mérites de l’oligarchie, commence par déconstruire l’argumentation d’Otanès :

[…] quand il vous a conseillé d’attribuer le pouvoir (kratos) à la masse (plèthos), il est passé à côté de l’avis le meilleur. Il n’est rien de plus stupide et de plus enclin à la démesure qu’une foule (homilos) bonne à rien. À vrai dire, il est absolument insupportable que des hommes qui cherchent à échapper à la démesure d’un tyran tombent dans la démesure d’un peuple (dèmos) que rien ne retient. Lorsque l’un fait quelque chose, il le fait en sachant ce qu’il fait ; l’autre n’a même pas la capacité de le savoir. Et comment pourrait-il le savoir, lui qui n’a pas reçu d’enseignement ni rien vu de beau ni qui lui soit propre ? Il s’attaque aux affaires dans la précipitation, sans réfléchir, semblable à un fleuve impétueux. (Hérodote, 3.81)

 

Somme d’individus « bons à rien », dépourvus d’intelligence et d’éducation, sans culture du beau et du bien, incapables de réflexion, le peuple agit comme une entité propre, mais une entité qui est rejetée du côté de l’inhumanité parce qu’elle est régie par des pulsions qu’elle ne maîtrise pas. Le nombre n’est nullement un avantage : bien au contraire, il constitue un danger, car il donne au dèmos, si on lui laisse exercer le pouvoir (kratos), une force incontrôlable et fait ressembler ses élans aux flots d’un « fleuve impétueux ». Loin d’être un frein à la démesure (l’hubris), le grand nombre l’amplifie et la rend imprévisible et, de ce fait, plus insupportable encore que celle du tyran.

 

Darius, enfin, qui affirme partager l’analyse de Mégabyse sur la nature du dèmos, ajoute deux arguments supplémentaires pour refuser le gouvernement populaire :

Et lorsque c’est le peuple qui commande (dèmou archontos), il est impossible que ne se produise pas de vilenie (kakotès). Et lorsque la vilenie se produit dans les affaires communes, ce ne sont pas des haines qui se développent parmi les vilains (kakoi), mais de fortes affinités. En effet, ceux qui mettent à mal les affaires communes agissent en secret. Et cela continue jusqu’au moment où quelqu’un, se mettant à la tête du peuple (dèmos), met un terme à leurs agissements. Du coup cet homme est admiré du peuple (dèmos), et s’il est admiré il apparaît comme un monarque, et en cela il manifeste aussi que la monarchie est ce qu’il y a de plus puissant. (Hérodote, 3.82)

L’argument principal est que le peuple, parce qu’il est le nombre, englobe des kakoi. Le terme kakos « mauvais » a en grec à la fois une connotation morale et sociale. Les kakoi s’opposent aux agathoi (les « bons »), voire aux aristoi (les « meilleurs »). L’alliance des kakoi dans la gestion des affaires communes ne peut donc déboucher que sur la kakotès de l’État et des modalités de gouvernement. Le dèmos n’est pas explicitement défini comme une foule de kakoi, mais plutôt comme une masse aisée à manipuler, soit pour le pire, quand les kakoi, c’est-à-dire les démagogues, se regroupent pour agir en secret, soit pour le meilleur, lorsqu’un homme s’impose comme prostatès, s’appuie sur le peuple pour devenir monarque et, pour peu qu’il soit homme d’excellence, saura gouverner le peuple « en tuteur irréprochable », ainsi que l’a affirmé Darius un peu auparavant, c’est-à-dire gérer ses intérêts bien mieux que le peuple lui-même, éternel mineur, ne saurait le faire.

 

Avec des arguments divers, ce que Mégabyze et Darius mettent en avant, c’est l’inaptitude du dèmos à gouverner, en raison même de sa nature. Parce que le dèmos est incapable de choisir ce qui est le meilleur – ou de choisir en son sein les meilleurs –, le « gouvernement du peuple » est voué à l’échec… ou à la catastrophe. Mais la propagande oligarchique qui se développe dans la seconde moitié du Ve siècle, en développant la critique esquissée dans le dialogue perse, aboutit paradoxalement à une conclusion opposée. Ce retournement passe par une radicalisation de la définition même du dèmos.

Source : Emmanuèle Caire, «Entre démocratie et oligarchie», Cahiers d’études romanes [Online], 35 | 2017, online dal 02 juin 2018, consultato il 23 novembre 2022. URL: http://journals.openedition.org/etudesromanes/5549; DOI: https://doi.org/10.4000/etudesromanes.5549

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Athènes a-t-elle inventé la démocratie ? 
L'association des termes δῆμος et κρατεῖν se trouve très tôt, dans un passage des Suppliantes d'Eschyle. Il s'agit sans doute d'une des plus anciennes tragédies qui nous soit parvenues.

 

ΔΑ. Θαρσεῖτε παῖδες· εὖ τὰ τῶν ἐγχωρίων·
δήμου δέδοκται παντελῆ ψηφίσματα.
Χο. χαῖρε πρέσβυ͵ φίλτατ΄ ἀγγέλλων ἐμοί·
ἔνισπε δ΄ ἡμῖν, ποῖ κεκύρωται τέλος,
δήμου κρατοῦσα χεὶρ ὅπῃ πληθύνεται;
Δα. Ἔδοξεν Ἀργείοισιν οὐ διχορρόπως,
ἀλλ΄ ὥστ΄ ἀνηβῆσαί με γηραιᾷ φρενί·
πανδημίᾳ γὰρ χερσὶ δεξιωνύμοις
ἔφριξεν αἰθὴρ τόνδε κραινόντων λόγον·

Danaos : Ayez bon courage, enfants ! les citoyens nous sont propices. Le peuple a décidé et décrété.
Le choeur : Salut ! Vieillard, le plus cher des messagers ! Mais dis-nous quel décret a été rendu et de quel côté le peuple a levé le plus de mains.
Danaos : Il a plu aux Argiens de ne point se diviser et mon vieux coeur a rajeuni car l'Ether s'est hérissé des mains droites levées de tout le peuple.

(Traduction de Leconte de Lisle) v. 600-608

L'expression " δήμου κρατοῦσα χεὶρ" peut se traduire littéralement par "la main du peuple qui décide" ou la "main souveraine du peuple". La démo - cratie signifie donc non seulement le pouvoir du démos mais aussi la manière dont ce pouvoir s'exerce, par une participation directe et le vote à main levée des citoyens assemblés. La χειροτονία restera jusqu'au bout la règle dans les décisions du peuple, à quelques rares exceptions près.

Son importance est soulignée deux vers plus loin par la belle épithète "δεξιωνύμοις ", littéralement " dont le nom est la droite" appliqué à "χερσὶ" (les mains), Quant à l'expression "ὅπῃ πληθύνεται", elle laisse perplexe. Faut-il comprendre que le poète nous parle de "l'endroit où une foule nombreuse s'assemble" ou, sens légèrement différent, du "lieu où s'exprime le plus grand nombre" , ce qui voudrait dire "là où prévaut la majorité" ? Dans les deux cas, la formule situe l'expression de la démocratie et dans un espace et un temps spécifiques.
Ce court extrait est d'ailleurs particulièrement riche puisqu'il fait apparaître aussi le terme "ψηφίσματα " que l'on traduit généralement par "décrets" bien que son sens premier soit celui du vote. Il indique que l'Assemblée des citoyens est souveraine et que ses décisions sont immédiatement exécutables.

Dans ce passage, le vieux Danaos rend compte de la décision du peuple d'Argos qui vient de lui accorder l'hospitalité ainsi qu'à ses filles, mais il est évident qu'Eschyle décrit le fonctionnement de sa propre cité. On voit que dès ses origines, la démocratie athénienne repose sur des principes simples mais intangibles : la participation directe des citoyens à l'exercice effectif du pouvoir, la souveraineté du peuple, l'égalité de parole et l'égalité de droits entre ceux qui en font partie, ainsi, bien sûr, que la règle de la majorité. 

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