ENSEIGNEMENT MORAL ET CIVIQUE
RESSOURCES philosophiques
de l'académie de Créteil
« S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » ROUSSEAU
Notre histoire
À propos
Page « À propos ». Utilisez cet espace pour décrire qui vous êtes, ce que vous faites et ce que vous proposez sur votre site. Double-cliquez sur la zone de texte pour modifier votre contenu et assurez-vous d'ajouter des détails pertinents que vous souhaitez partager avec les visiteurs du site.
Roxane et le désir du despote
Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines. Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ?
Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.
Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.
Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.
Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et je te trompais.
Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais c’en est fait : le poison me consume ; ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs.
Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.
Montesquieu (1689-1755), Lettres persanes, 1721.
> Texte intégral sur Gallica : Paris, Baudouin frères, 1828
Contexte de l'oeuvre
Deux Persans, Usbek et Rica, découvrent l’Europe et font part de leurs impressions à leurs amis restés au pays. À partir de cette intrigue simple, inspirée de L’Espion turc (1684) de Marana, Montesquieu (1689-1755) invite à une réflexion philosophique sur le bonheur, la liberté, la vertu, la justice, à la recherche d’un monde fondé sur la Raison. Ce roman épistolaire, qui s’agrémente d’une histoire de sérail, permet à l’auteur de critiquer, sur le mode satirique, le roi, les institutions, la religion et de souligner la relativité des usages sociaux et des mœurs. Ainsi, le célèbre "comment peut-on être Persan ?" qui dénonce la curiosité frivole des Parisiens, leur intolérance et leur ethnocentrisme, illustre cette confrontation de la diversité des points de vue et la nécessité de s’élever à l’universel.
Écrites par Montesquieu entre 1717 et 1720, les Lettres persanes sont publiées en 1721 sans nom d’auteur (qui sera cependant connu très rapidement). À travers l’échange épistolaire entre Usbeq (accompagné d’un ami, Rica) et ses serviteurs et connaissances restés en Perse, le texte relate la découverte progressive de la France par ce grand seigneur d’Ispahan. Venu en Europe par curiosité pour la pensée et les mœurs de l’Occident (et peut-être fuir une disgrâce politique), les deux hommes vont peu à peu se familiariser, voire s’acclimater aux coutumes françaises, après une grande stupeur initiale. Leur regard distancié permet à Montesquieu de faire une description satirique de son pays, qui peu à peu s’approfondit en une réflexion sérieuse sur la monarchie, la religion (ce texte sera mis à l’Index par le Vatican en 1751), la justice, la démographie, etc., toutes ces idées qu’il va développer plus tard dans L’Esprit des lois. Au bout de neuf ans d’absence (les lettres étant précisément datées, de 1711 à 1720), la révolte couve dans à Ispahan dans le harem d’Usbek (que Montesquieu nomme le sérail) : soif de pouvoir de ses eunuques, désir refoulé et claustration de ses femmes. Usbek ordonne une répression féroce, qui se termine dans le sang, ce qui le décide à repartir chez lui, incertain de l’avenir.
Cette "espèce de roman", comme le dit l’auteur (Quelques réflexions sur les Lettres persanes), se lit très aisément de par sa verve et sa structure épistolaire, lettres courtes et variées qui toujours surprennent le lecteur. Il se compose de trois parties inégales : le voyage vers l’Europe (lettres 1 à 23), le séjour à Paris (lettres 24 à 146), les problèmes du sérail (lettres 147-161). C’est à la fois un mélange d’humour (descriptions de Paris, sa société mondaine – on n’y parle jamais de travailleurs –, sa mode, ses "vénérables" institutions, etc.), une chronique historique (elle relate la fin du règne de Louis XIV et les débuts de la Régence) et une réflexion socio-politique emblématique de ce que sera le siècle des Lumières.
source : http://expositions.bnf.fr/montesquieu/lettres-persanes/une-espece-de-roman.htm