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La laïcité républicaine et la démocratie, une fausse opposition

 

 

Parmi les oppositions trompeuses concernant la laïcité, on trouve aujourd’hui encore celle de la laïcité républicaine et de la démocratie. Avant la loi de séparation de 1905, une telle opposition était déjà apparue artificielle à Jaurès.

 

 

Si la démocratie fonde en dehors de tout système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social, famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s’appuie que sur l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque, si elle se dirige sans aucune intervention dogmatique et surnaturelle, par les seules lumières de la conscience et de la science, si elle n’attend le progrès que du progrès de la conscience et de la science, c’est-à-dire d’une interprétation plus hardie du droit des personnes et d’une plus efficace domination de l’esprit sur la nature, j’ai bien le droit de dire qu’elle est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son économie. Ou plutôt, j’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques.

 

 

Jean JAURÈS, « L’enseignement laïque » (1904),>Laïcité et République sociale, Le cherche midi, 2005, p. 70.

 

DEFINIR LA LAICITE

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L’Etat laïque donne pleinement sens à la liberté de la foi.

 

 

Supposé que tous sans exception soient venus à la foi, la liberté de la foi est encore violée (par la religion d’État) ; car la foi librement acceptée peut être librement perdue et cette liberté humaine de perdre la foi ne tombe point sous le coup du jugement de l’État. Si un seul perdait la foi dans cet État officiellement catholique, du coup sa liberté religieuse se trouverait gênée ; sans contester qu’il aurait toutes chances dans une nation, qui, par hypothèse, n’aurait pas encore le sens de la liberté de se voir traiter en ennemi du corps social.

 

 

Il faut décidément comprendre que le problème, pour être posé sur le plan de la vérité, doit être posé sur le plan de la liberté. Car la vérité dont il s’agit, la vérité de la foi, est telle qu’elle implique essentiellement la liberté de l’acte qui l’accueille. On dit : « L’erreur n’a pas de droit » ; ou encore : « L’idéal est dans l’union des esprits opérée librement » ; il est bien entendu que le catholique a une raison de désirer une société explicitement chrétienne, c’est qu’il pense que sa foi seule apporte la « vérité », qui sauve les âmes et même les sociétés terrestres par surcroît. Mais le catholique a une raison de ne pas vouloir un État confessionnel, c’est son amour de la liberté religieuse, qu’il sait être seulement assurée, juridiquement, par la distinction entre l’Église et l’État ; c’est sa volonté de garder à l’acte de foi son originalité, laquelle est bien exprimée seulement et garantie par l’originalité totale de l’Église, répondant d’en haut à un État qui se borne à exprimer, d’en bas, la liberté ouverte de l’homme.

 

 

Joseph VIALATOUX et André LATREILLE, « Christianisme et laïcité », Esprit, octobre 1949, p. 533.

 

 

Ni la séparation du religieux et du politique ni la neutralité de l’État ne suffisent à définir la laïcité. Car la neutralité et la séparation ne sont pas pour la laïcité des buts en soi mais plutôt les moyens qui lui permettent de réaliser ses finalités fondamentales : la liberté, l’égalité, le pluralisme social, le respect des droits de l’homme.

 

 

Afin d’offrir une garantie optimale de ces finalités (liberté et égalité), le politique se devait de représenter la totalité des membres de la collectivité nationale. Il ne pouvait y parvenir en imposant à tous une seule conception de la Vérité. Au fil des siècles, la séparation du politique et du religieux et la neutralité de l’État, c’est-à-dire l’impartialité de la gouvernance à l’égard des divers groupes convictionnels de la société civile, ont graduellement été conçues comme les moyens nécessaires à l’établissement du régime de liberté.

 

 

Hors de l’orbe religieux, l’État est libre d’élaborer des normes collectives dans l’intérêt général. La puissance politique ne se fait plus le bras séculier d’une institution religieuse pour imposer à l’ensemble de la société ce qui paraît juste et bon selon les dogmes de cette confession. L’autonomie de l’État implique donc la dissociation entre la loi civile et les normes religieuses. (…)

 

 

La neutralité est une exigence restrictive que l’État doit s’imposer afin de ne favoriser ni gêner, directement ou indirectement, aucune religion ni aucune famille de pensée. Pour être en mesure de représenter la totalité du peuple, le laos, l’État s’interdit de définir ou de juger ce qu’est une croyance acceptable ou son expression juste, pas plus qu’il n’impose un traitement différencié sur la base de la croyance ou de l’incroyance. L’État renonce à toute compétence théologique qui lui permettrait de « décider de l’interprétation correcte à donner à une croyance religieuse » (José Woehrling, « Quelle place pour la religion dans les institutions publiques ? », in J.-F. Gaudreault-Desbines dir.), Le Droit, la religion, le « raisonnable ». Le fait religieux entre monisme étatique et pluralisme juridique, Montréal, Éd. Thémis, 2009, p. 151.).

 

 

Il a néanmoins le devoir de veiller à préserver l’ordre public et la liberté d’autrui, que la manifestation de certaines convictions religieuses ou doctrines philosophiques pourrait compromettre. La neutralité de la puissance politique ne se résume pas à un simple abstentionnisme. L’État doit porter attention aux conséquences civiles et politiques des croyances, quitte à adopter parfois des mesures légales pour limiter certains comportements découlant de ces convictions qui auraient un effet néfaste sur les droits des citoyens.

 

 

La neutralité ne signifie pas pour autant que l’État soit « sans valeur », puisque la gouvernance étatique repose sur des valeurs fondamentales comme la démocratie, la tolérance, le respect de la diversité et les droits de l’homme. Il n’existe pas de neutralité absolue. Toutefois, la puissance politique doit se montrer impartiale à l’égard des différentes convictions. L’État est le représentant non de l’une des parties de la société ni de majorités politiques ou circonstancielles, mais bien de l’ensemble de la société.

 

 

Jean BAUBÉROT, Micheline MILOT, Laïcités sans frontières, Seuil, 2011, pp. 77-79.

 

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La laïcité n’est pas la tolérance du fait de son caractère égalitaire

 

 

L’historien René Rémond cerne la signification politique de la laïcité à partir de ses contraires, faisant apparaître par contraste le caractère à la fois libéral et égalitaire de la laïcité. Cette méthode d’approche lui permet de distinguer le régime juridique de laïcité de celui de tolérance, tel qu’il a prévalu en Angleterre, par exemple, jusqu’en 1829, qui peut s’accommoder notamment du maintien de l’inégalité entre fidèles des diverses confessions.

 

 

Si la laïcité n’a longtemps eu en France qu’un seul adversaire, le cléricalisme de l’Église catholique et sa volonté de régenter la société, elle connaît aujourd’hui, au terme, momentanément provisoire, d’une histoire déjà longue, une pluralité de contraires. La description de leurs contours dessine en creux l’espace qui appartient en propre à la laïcité. (…) La laïcité implique que la religion individuelle échappe à la contrainte politique et au contrôle de la société civile et relève exclusivement du for interne : la foi doit être une affaire personnelle et non pas une affaire d’État, ce qui suppose la reconnaissance d’un minimum de vie privée soustrait à l’autorité. La laïcité a donc pour contraire tout système qui aspire à fondre l’individu dans la collectivité et toutes les théories qui fondent l’unité du corps social et de la nation sur l’unité de pensée et de foi. Elle se trouve ipso facto en contradiction avec plusieurs types de société qui n’admettent pas le partage entre vie privée et vie publique, ni l’exercice d’un jugement critique.

 

 

Circonstanciellement, la laïcité a rencontré comme ses premiers contraires les sociétés européennes d’Ancien Régime qui tenaient presque toutes l’unité de foi pour une condition indispensable de l’unité politique ; presque toutes auraient pu faire leur la devise de la monarchie française : un roi, une foi, une loi. Il était admis comme une évidence que les sujets devaient adhérer à la religion du prince autant par loyalisme que par conviction ; le prince changeait-il de religion, ses sujets devaient le suivre : ce qui se fit au temps de la Réforme. Ceux de ses sujets qui avaient la mauvaise idée d’embrasser une autre confession n’étaient pas seulement non conformistes, c’étaient aussi des dissidents politiques, de mauvais sujets pour tout dire, qui manquaient à leurs devoirs envers le monarque. Ce système de pensée où les principes politiques ont au moins autant de part que la préoccupation de rendre justice à la vérité de la religion a inspiré par exemple la révocation de l’édit de Nantes sous le régime duquel la France avait fait pendant trois quarts de siècle l’expérience d’une certaine pluralité confessionnelle : il explique aussi le concert d’éloges qui salua l’édit de révocation ; les contemporains y ont vu la restauration de l’unité de foi et donc un succès pour la Couronne.

 

 

Certes, sous l’influence du mouvement des idées philosophiques et aussi par nécessité de prendre en compte certaines réalités – l’édit de Nantes en étant une illustration – en plusieurs États s’était peu à peu instaurée une certaine liberté de conscience qui entraînait l’acceptation de la pluralité des confessions. Ainsi Voltaire dispense de grands éloges dans ses Lettres philosophiques à l’Angleterre où vivent en paix dix ou vingt confessions différentes. Depuis longtemps les esprits libres qui se refusaient à faire dépendre leurs convictions religieuses de la décision de l’État avaient trouvé refuge aux Provinces-Unies et plus d’un souverain avait vu son intérêt à accueillir dans ses État des minorités religieuses chassées de leur pays. La tolérance, pour désigner cet état d’esprit par son nom, avait introduit dans l’Europe d’Ancien Régime une dose de pluralité et dégagé un espace pour une certaine liberté de conscience.

 

 

Mais, si elle y dispose les esprits et aménage un régime intermédiaire, la tolérance n’est pas la laïcité : elle s’accommode du maintien de l’inégalité entre fidèles des diverses confessions. Ceux-là seulement qui adhèrent à l’Église officielle, qui partagent la religion de l’État, sont des sujets à part entière ; les autres restent frappés de certaines incapacités. Ils ne jouissent pas de la plénitude des droits civils et moins encore politiques ; ils restent des minorités, tout au plus tolérées. Et ce, même dans les pays réputés les plus libéraux. Ainsi dans l’Angleterre, dont les publicistes n’avaient pas tort de louer la tolérance, ceux qui n’appartenaient pas à l’Église d’Angleterre étaient privés de la plupart des droits : pas question pour eux d’être électeurs, moins encore éligibles. C’était le cas des dissidents et plus encore des catholiques qui devront attendre quarante ans après la déclaration française des droits de l’homme et du citoyen – proclamant que nul ne pouvait être inquiété même pour ses opinions religieuses – leur émancipation : le terme dit bien ce qu’il en était : jusqu’en 1829 les catholiques étaient mineurs. (…)

 

 

La laïcité, c’est aussi l’égalité de tous devant la loi, quelle que soit leur religion ; c’est la neutralisation du fait religieux pour la définition des droits ; il ne doit intervenir ni à l’avantage des uns ni au détriment des autres ; c’est le découplage de l’appartenance religieuse et de l’appartenance politique, la dissociation entre citoyenneté et confessionnalité. Ni l’État ni la société ne doivent prendre en compte les convictions religieuses des individus pour déterminer la mesure de leurs droits et de leurs libertés.

 

 

René RÉMOND, « La laïcité et ses contraires », Pouvoirs, n° 75, Seuil, 1995, pp. 7-9.

 

Les quatre grandes composantes structurelles de la laïcité, chacune s’étant affirmée dans l’histoire avec plus ou moins d’intensité, selon les périodes : l’autonomie du pouvoir politique, la limitation du pouvoir politique, une éthique du respect de la personne, la démocratie.

 

 

Tout se passe comme si la laïcité était la synthèse finale de plusieurs composantes qui s’affirment au cours d’une longue histoire où elles évoluent de manière plus ou moins autonome. C’est en ce sens qu’on peut parler de plusieurs genèses de la laïcité. Nous mettons en évidence quatre composantes : la genèse du principe de l’autonomie du pouvoir temporel ; la genèse d’une distinction entre sphère du politique et sphère de la vie religieuse menant à la séparation des religions et de l’État ; la genèse des valeurs fondamentales : de liberté de penser, de conscience avec la tolérance ; enfin la mutation du pouvoir autonome grâce au principe démocratique. Revenant sur l’historique, on pourrait montrer que si l’une des composantes s’affirme au mépris des autres on ne peut pas vraiment parler de laïcité, même si l’existence de cette composante est en elle-même un pas vers la laïcité, un acquis nécessaire. (…)

 

 

Dans l’histoire réelle, l’autonomie se développe plus vite que les autres composantes de la laïcité. Ce déséquilibre conduit parfois l’autonomie à se retourner contre la laïcité, lorsque cette affirmation du pouvoir politique dévie en une prise de pouvoir sur la religion, voire en une instrumentalisation. Un exemple de cette dérive est le gallicanisme dans le royaume de France. Celui-ci n’est sûrement pas un progrès vers la laïcité, même s’il manifeste le développement d’une composante nécessaire à la laïcité, l’autonomie du pouvoir politique. Dans le gallicanisme, l’autonomie du politique ne s’accompagne pas d’une limitation du politique par rapport à la sphère religieuse. On peut y discerner un double asservissement. Soumise et instrumentée par le pouvoir pour légitimer son action, la religion en échange bénéficie d’un appui du pouvoir pour conforter son hégémonie sur la société. Il serait faux de voir ici un simple excès de pouvoir de l’Église sur l’État, ou un essor du cléricalisme. Il y a aussi un excès du pouvoir de l’État sur l’Église. S’en tenir aux débordements du cléricalisme, c’est s’interdire une compréhension du gallicanisme dans sa logique qui pervertit à la fois le pouvoir et la religion.

 

 

Le principe d’une séparation entre la sphère du temporel et celle du spirituel, ou du religieux, est moins facile à discerner qu’on ne le croit couramment. Car c’est avant tout un principe de limitation de la sphère du pouvoir politique : celui-ci n’a pas à exercer un quelconque pouvoir sur les institutions qui traitent du sens ultime de la vie, et notamment des religions. Il n’y a pas de religion d’État, ni de philosophie d’État. Sur ces questions d’ordre philosophique et religieux, l’État n’a pas à imposer des réponses collectives. Mais, d’un autre côté, la religion n’a pas à s’imposer à un État. La théocratie est illégitime. Précisons : il ne s’agit pas de la séparation entre deux pouvoirs, mais entre le pouvoir politique et les autorités religieuses. Celles-ci n’ont pas un droit légitime à prendre la place du pouvoir, ou à occuper l’État. (…)

 

 

La troisième composante du principe de laïcité porte sur les valeurs éthiques : la tolérance, la liberté de conscience, la liberté religieuse. Dans la longue durée où se fait la genèse des composantes de la laïcité, il est possible de distinguer également une difficile émergence des valeurs fondamentales qui feront partie intégrante de la laïcité. (…)

 

 

La quatrième composante de la laïcité est la démocratie. D’un point de vue historique, on peut constater qu’en France, c’est avec le passage vers la démocratie que les autres composantes de la laïcité vont évoluer vers une institutionnalisation vigoureuse. 1789 n’aboutit pas, mais le fondement ancestral de la société est définitivement ébranlé. Ensuite, c’est bien avec la mise en place d’une république de plus en plus travaillée par l’esprit de la démocratie que la laïcité va vraiment s’imposer. Ce chemin vers la démocratie mène à son plein aboutissement l’autonomie du politique. Et historiquement, ce mouvement va rencontrer l’opposition d’une Église solidaire de l’ordre ancien, ce qui le pousse à développer l’idée d’une séparation de la sphère du pouvoir politique et celle de la vie spirituelle. La marche vers la séparation est soutenue par la montée de l’esprit démocratique. Enfin, c’est bien dans la démocratie que les valeurs de la laïcité, ces formes de la liberté, trouvent leur pleine reconnaissance. Comment, en effet, vivre la liberté de conscience là où les institutions politiques sont travaillées par l’oppression ? Et un pouvoir non démocratique supporte mal la liberté des religions, leur libre manifestation dans la société.

 

 

D’un point de vue conceptuel, il y a une profonde connivence entre le principe démocratique et la laïcité : celle-ci appelle la démocratie, car c’est elle qui renvoie au peuple souverain la pleine responsabilité de sa société sans chercher dans un ailleurs sacré la cause de l’ordre social, c’est elle qui fonde en dernier lieu le principe d’autonomie de manière légitime. C’est pourquoi aussi la démocratie appelle la laïcité, afin d’échapper à une hétéronomie qui fixerait l’ordre social en dehors de la décision de tout le peuple.

 

 

Cependant, nous poserons qu’en droit aucune des composantes du principe de laïcité ne peut s’attribuer la position d’une ultime instance par rapport aux autres. Elles se soutiennent réciproquement.

 

 

Guy COQ, La laïcité, principe universel, le félin, 2005, pp. 67-79.

 

 

 Paul Ricoeur distingue deux usages de la laïcité. Cette distinction entre deux manifestations de la laïcité permet de mieux situer la laïcité scolaire, dans une position intermédiaire entre l’État et la société

 

 

Il y a dans la discussion publique une méconnaissance des différences entre deux usages du terme laïcité ; sous le même mot sont désignés en effet deux pratiques fort différentes : la laïcité de l’État, d’une part, celle de la société civile, d’autre part.

 

 

La première se définit par l’abstention. C’est l’un des articles de la Constitution française : l’État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. Il s’agit là du négatif de la liberté religieuse dont le prix est que l’État, lui, n’a pas de religion. Cela va même plus loin, cela veut dire que l’État ne « pense » pas, qu’il n’est ni religieux ni athée ; on est en présence d’un agnosticisme institutionnel.

 

 

Cette laïcité d’abstention implique, en toute rigueur, qu’il y ait une gestion nationale des cultes, comme il y a un ministère des Postes et des Télécommunications. L’État a notamment une obligation de maintenance à l’égard des édifices religieux, qui sont, depuis la séparation de l’Église et de l’État, la propriété de ce dernier. Ce devoir qu’exerce l’État fait que la séparation des deux instances ne se fait pas dans l’ignorance réciproque, mais par une délimitation rigoureuse de leurs rôles respectifs : une communauté religieuse doit prendre la forme d’une association cultuelle, dont le statut est public, qui obéit à certaines lois quant à la sécurité, quant à l’ordre, quant au respect des autres, etc.

 

 

De l’autre côté, il existe une laïcité dynamique, active, polémique, dont l’esprit est lié à celui de discussion publique. Dans une société pluraliste comme la nôtre, les opinions, les convictions, les professions de foi s’expriment et se publient librement. Ici, la laïcité me paraît être définie par la qualité de la discussion publique, c’est-à-dire par la reconnaissance mutuelle du droit de s’exprimer ; mais, plus encore, par l’acceptabilité des arguments de l’autre. Je rattacherais volontiers cela à une notion développée récemment par Rawls : celle de « désaccord raisonnable ». Je pense qu’une société pluraliste repose non seulement sur le « consensus par recoupement », qui est nécessaire à la cohésion sociale, mais sur l’acceptation du fait qu’il y a des différends non solubles. Il y a un art de traiter ceux-ci, par la reconnaissance du caractère raisonnable des partis en présence, de la dignité et du respect des points de vue opposés, de la plausibilité des arguments invoqués de part et d’autre. Dans cette perspective, le maximum de ce que j’ai à demander à autrui, ce n’est pas d’adhérer à ce que je crois vrai, mais de donner ses meilleurs arguments. C’est là que s’applique pleinement l’éthique communicationnelle de Habermas.

 

 

Si je n’ai pas encore parlé de l’école, c’est parce qu’on en arrive toujours trop vite à cette question, sans avoir au préalable pris la précaution de distinguer les deux formes de laïcité : la négative, d’abstention, qui est celle de l’État ; la positive, de confrontation, qui est celle de la société civile. Or ce qui rend très difficile le problème de l’école, c’est que celle-ci se trouve dans une position mitoyenne entre l’État, dont elle est une expression en tant que service public — à cet égard, elle doit comporter l’élément d’abstention qui lui est propre —, et la société qui l’investit de l’une de ses fonctions les plus importantes : l’éducation.

 

 

Paul RICOEUR, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Hachette/Pluriel, 1995, pp. 194-195.

 

Aller plus loin :
SPITZ, Jean-Fabien. Le pluralisme raisonnable peut-il être exclu des questions de justice ? In : Le pluralisme des valeurs : Entre particulier et universel [en ligne]. Bruxelles : Presses de l’Université Saint-Louis, 2003 (généré le 08 novembre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pusl/21312> . ISBN : 9782802803614. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pusl.21312.

 

Régime et principe de laïcité

 

 

Le régime de laïcité articule le principe de laïcité (ou principe de réserve, d’abstention) dans l’espace participant de l’autorité publique avec le principe de liberté de manifestation dans l’espace civil public et privé (et intime). On peut déduire de là les deux dérives les plus fréquentes qui se présentent sous le terme de « laïcité » : vouloir étendre la liberté dont jouit l’espace civil à la puissance publique (c’est la laïcité adjectivée : positive, plurielle, modérée, raisonnable, ouverte, apaisée…) ; inversement, vouloir durcir l’espace civil en exigeant qu’il applique le principe d’abstention partout (extrémisme laïque). Une grande partie des questions posées récemment deviennent intelligibles à la lumière de cet effet de balancier.

 

 

Cette articulation, qui est en même temps une distinction, entre les deux principes formant le régime de laïcité est décisive. Elle éclaircit la difficulté qui accompagne l’opposition fréquemment citée entre « sphère publique » et « sphère privée ». Car, si cette opposition peut avoir un sens précis aux yeux des juristes — par sa référence au droit public et au droit privé —, elle engendre en revanche des confusions tenaces et redoutables dans l’opinion du fait que le terme « public » peut désigner couramment, non seulement le domaine de l’autorité publique (auquel seul s’applique le principe politique de laïcité), mais aussi et plus généralement ce qui est accessible au public. Parallèlement, le terme « privé » peut désigner non seulement ce qui relève du droit privé (et qui inclut nombre d’objets et d’espaces accessibles au public), mais aussi et plus restrictivement ce qui relève de l’intime, à l’abri du regard d’autrui. En brandissant de manière incantatoire l’opposition entre « sphère publique » et « sphère privée », et en combinant implicitement le sens étendu du terme « public » avec le sens restreint du terme « privé », nombre de militants laïques ont accrédité (et certains ont même assumé) l’idée fausse selon laquelle la laïcité réclamerait la neutralisation de tous les lieux accessibles au public et des personnes qui y circulent, et n’accorderait la liberté d’expression qu’à l’espace de l’intimité, ce qui revient à l’abolir. C’est un exemple de dérive extrémiste, qui étend l’application du principe de laïcité au-delà de son champ.

 

 

Catherine KINTZLER, Penser la laïcité, Minerve, 2014, p. 38.

Quelle est l’origine et la signification exacte de ce mot laïque, d’où la génération contemporaine a tiré le néologisme laïcité  ? C’est ce que nous allons essayer d’expliquer en quelques lignes.

 

 

Au moyen âge, on disait lai. Il y avait dans les couvents des frères lais, des sÅ“urs laies : c’étaient des personnes qui, vivant dans l’enceinte d’une communauté monastique sans avoir prononcé de vÅ“ux, y remplissaient des offices de domesticité. La forme laïque est moderne. Les deux vocables, lai et laïque, sont ce qu’en grammaire historique on appelle des doublets  : ce sont deux formes du même mot, l’une populaire et l’autre savante (comme le sont, par exemple, les formes frêle et fragile, raide et rigide, pâtre et pasteur, porche et portique, etc.). L’une et l’autre forme représente le latin laïcus : lai est la forme populaire qui date des premiers temps de notre langue ; laïque est la forme savante, qui n’a été employée qu’à partir du seizième siècle. Et le mot populaire reproduit plus exactement l’original latin que ne le fait le mot savant, quoi qu’il en puisse paraître à première vue. (…) Que voulait dire ce mot latin, et d’où venait-il ? On en chercherait vainement l’étymologie dans les racines propres à la langue de Rome ; c’est un mot étranger, c’est la transcription de l’adjectif grec laïkos, et celui-ci est dérivé du substantif grec laos, qui signifie « peuple », « nation ». Le véritable sens, le sens primitif et étymologique du mot lai ou laïque est donc celui de « populaire » ou « national » : ce mot fut employé dans les premières communautés chrétiennes, où l’on parlait grec (on sait que le grec est la langue des Évangiles) ; il servit à désigner — au moment où dans ces communautés se constitua un clergé distinct du peuple et élevé au-dessus des simples fidèles — ceux qui n’étaient pas du clergé, ceux qui formaient la masse populaire.
Une façon de mieux déterminer la valeur exacte du mot laïque, c’est de rechercher quel est son contraire, quel est le mot qui s’oppose à lui, comme par exemple civil s’oppose à militaire, ou public à privé, etc.

 

 

Le mot qui s’oppose, étymologiquement et historiquement, à laïque, de la façon la plus directe, ce n’est pas ecclésiastique, ni religieux, ni moine, ni prêtre : c’est le mot clerc.

 

 

Le mot clerc, qui aujourd’hui a reçu plusieurs acceptions assez éloignées l’une de l’autre, n’a eu à l’origine qu’une signification unique : celle de « membre du clergé ». (…) Clericus a, comme laïcus, donné des doublets : à côté du mot clerc, substantif, de formation ancienne, le français moderne a créé un adjectif, clérical, qui est une forme savante, calquée sur le patron latin ; clérical est à laïque ce que clerc est à lai.

 

 

Comme pour le mot laïque, ce n’est pas le latin qui nous fournira la racine de clerc et de clericus : il faut remonter jusqu’au grec. Le latin clericus est la transcription de l’adjectif grec klêrikos, dérivé du substantif klêros, qui a pris, dans le langage des auteurs ecclésiastiques, le sens de « clergé », mais qui signifie originairement « lot ». Ceux qui font partie du klêros, ce sont ceux qui forment le « bon lot », ceux qui ont été « mis à part », les « élus », c’est-à-dire, au début, les chrétiens par opposition aux gentils, et, plus tard, dans la société chrétienne, les prêtres par opposition à ceux qui ne l’étaient pas. La transcription latine du grec klêros est clerus, qui a passé dans l’allemand sans changer de forme et dans l’italien et l’espagnol sous la forme clero. Notre mot français clergé, dont la forme ancienne est clergie (état de celui qui est clerc), n’a pas été tiré directement du latin clerus, mais a été dérivé du français clerc.

 

 

Ces recherches étymologiques conduisent à autre chose qu’à la satisfaction d’une vaine curiosité. Les constatations que nous venons de faire portent avec elles leur enseignement. Le clergé, les clercs, c’est une fraction de la société qui se tient pour spécialement élue et mise à part, et qui pense avoir reçu la mission divine de gouverner le reste des humains ; l’esprit clérical, c’est la prétention de cette minorité à dominer la majorité au nom d’une religion. Les laïques, c’est le peuple, c’est la masse non mise à part, c’est tout le monde, les clercs exceptés, et l’esprit laïque, c’est l’ensemble des aspirations du peuple, du laos, c’est l’esprit démocratique et populaire.

 

 

Ferdinand BUISSON, « Laïque », Nouveau Dictionnaire (1911). 

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